lundi 15 avril 2024

Les mutations de la société française en chansons, des années 1950 aux années 1980.

Un épisode consacré aux transformations de la société française des années 1950 aux années 1980. Pour fil conducteur, utilisons la chanson populaire qui peut être parfois l'observatoire privilégié de la société. Art du quotidien, elle parle de la vie, des tâches domestiques, du travail, des familles, des amours, de la sexualité, des rapports de genres, des discriminations, d'à peu près tous les sujets de préoccupation de l'humanité... Les paroliers cherchent généralement à être en prise avec leur temps. Ils offrent alors une entrée originale et pertinente pour aborder nos sociétés contemporaines, leurs mutations constantes, tout en variant les points de vue

La France sort exsangue de la Seconde guerre mondiale. Les bombardements ont provoqué de nombreuses destructions d'infrastructures, d'usines et de logements. En 1961, Bourvil interprète "C'était bien (le petit bal perdu)", une remémoration nostalgique de ces temps difficiles où tout était à reconstruire. "C'était tout juste après la guerre, / Dans un petit bal qu'avait souffert. / Sur une piste de misère, / Y'en avait deux, à découvert. / Parmi les gravats ils dansaient / Dans ce petit bal qui s'appelait / Qui s'appelait (3X). / Non je ne me souviens plus / Du nom du bal perdu."

Les problèmes de ravitaillement sont nombreux ce qui vaut au ministre Paul Ramadier, le surnom peu charitable de "ramasse-miettes". Le rationnement ne prend fin qu'en 1949. L'immense effort de reconstruction, accéléré par l'aide américaine du plan Marshall, permet de sortir de cette période de vache maigre pour entrer de plain-pied dans ce que Jean Fourastié nomme les Trente Glorieuses, presque trois décennies de forte croissance économique et de plein-emploi. Le nombre de paysans diminue et l'exode rural bat son plein. L'urbanisation s'accélère. De grands ensembles apparaissent dans les banlieues des grandes villes pour accueillir de nouveaux habitants. La France s'industrialise et le nombre d'ouvriers augmente. Le manque de main d’œuvre pousse les autorités à faire appel à l'immigration étrangère. Pour les nouveaux venus, les conditions de vie sont précaires. La chanson "le bruit et l'odeur" rappelle avec justesse le rôle fondamental joué par les travailleurs immigrés dans la reconstruction de la France, ainsi que l'accueil teinté de xénophobie de la part des populations autochtones. "Qui a construit cette route? / Qui a bâti cette ville? / Et qui l'habite pas ? / A ceux qui se plaignent du bruit / A ceux qui condamnent l'odeur / Je me présente / Je m'appelle Larbi, Mamadou / Juan et faites place / Guido, Henri, Chino Ali je ne suis pas de glace".

L'augmentation du niveau de vie permet aux Français d'entrée dans la société de consommation.  Les ménages s'équipent et se dotent de toute une panoplie d'objets plus ou moins utiles, ce dont se moque Boris Vian dans sa "Complainte du progrès" en 1956. "Viens m'embrasser / Et je te donnerai / Un frigidaire / Un joli scooter / un atomixer / Et du Dunlopillo / Une cuisinière avec un four en verre / Des tas de couverts et des pell'à gâteaux".


Avec la baisse du temps de travail, les Français peuvent également désormais pratiquer des loisirs et partir en vacances, pourquoi pas au bord de la mer, comme la famille Jonasz. Si l'on se fie à la date de naissance du chanteur, on peut estimer que ces vacances se déroulent à la fin des années 1950 ou au tout début de la décennie suivante, à une époque où la croissance économique permet aux familles modestes d'accéder à leur tour au tourisme de masse et aux "vacances au bord de la mer", à condition de ne pas faire d'écarts.

De 1945 jusqu'à la fin des années 1960, une femme a en moyenne 2,5 enfants contre 1,5 avant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs facteurs l'expliquent. Les couples se retrouvent après des mois de séparations. La perspective d'un monde en paix et prospère incite également à procréer, même si toutes les naissances ne sont pas désirées. Avec la "La loi de 1920" (1966), Antoine revient sur les grossesses subies et la détresse de familles trop nombreuses. Une situation qui s'explique par l'impossibilité d'accéder aux moyens de contraception ou d'avorter. "Elle habite avec ses 9 enfants / De biais ce n'est pas même un appartement / Le mari on ne le voit pas souvent / Et pourtant / On leur a appris à fonder une famille / Faire autrement leur serait difficile / Au mariage c'était le seul but dans la vie / Et pourtant / Chaque année un autre enfant naissait / Comment auraient-ils pu l'éviter / Il y a 365 nuits dans une année / Et pourtant".

Le baby-boom entraîne un rajeunissement de la société française. Le nombre de lycéens et d'étudiants s'accroît énormément. A partir des années 1960, la jeunesse s'autonomise et développe sa propre culture avec ses codes, ses vêtements (mini-jupe, jeans), sa manière de parler, sa musique (rock). Le grand concert organisé place de la Nation à Paris le 22 juin 1963 par Europe 1 voit triompher la génération yéyé et "L'idole des Jeunes": Johnny HallydayL'affirmation de cette culture jeune suscite l'incompréhension des "croulants" et des commentaires d'une rare nullité. Dans le Figaro, Philippe Bouvard s'interroge:" Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag si ce n’est un certain parti-pris de musicalité ?" En 1964,Pierre Gilbert, chansonnier aujourd'hui oublié, raille "Les yéyés". "C'est Johnny qui a commencé / Mais lui s'contente pas de hurler / Dans sa douleurou sa colère / Il s'roule, il s'tape les fesses par terre / Comme un cocker qui des vers".

Une nouvelle tranche d'âge semble faire son apparition: l'adolescence dont les représentants entendent remettre en cause le carcan scolaire, professionnel et parental, ne supportant plus de s'entendre dire "Fais pas ci, fais pas ça" (1968). "Viens ici, mets toi là / Attention prends pas froid / Ou sinon gare à toi / Mange ta soupe, allez, brosse toi les dents / Touche pas ça, fais dodo / Dis papa, dis maman / Fais pas ci fais pas ça".

Cette jeunesse est aussi parfois plus contestatrice. Lors du mouvement étudiant de mai 1968, lycéens et étudiants réclament davantage de libertés et de reconnaissance. Evariste s'en fait l'écho dans sa chanson "La faute à Nanterre" (1969) "Y'en a marre du capitalisme / Y'en a marre du paternalisme / Y'en a marre du foutu gâtisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat / Y'en a marre du bureaucratisme / Y'en a marre du conservatisme / Y'en a marre du foutu gaullisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat". Avec retard, la loi tente de s'adapter à ce coup de jeune. En 1974, le droit de vote et la majorité sont abaissés à 18 ans. En 1975, la mixité scolaire devient obligatoire dans les établissements scolaires publics.

Au cours de la période, les femmes partent à l'assaut de la société patriarcale environnante. Avec l'augmentation du travail salarié féminin à partir de la fin des années 1960, elles revendiquent et obtiennent des droits nouveaux, conduisant à une plus grande émancipation à l'égard des hommes. Une loi de 1965 reconnaît la possibilité pour les femmes de travailler et d'avoir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari. En 1970, l'autorité paternelle est remplacée par l'autorité parentale conjointe. Cette même année, le MLF multiplie les actions visant à atteindre une véritable égalité homme-femme. "L'Hymne des femmes" entonné lors des manifestations est un appel à se tenir debout. De haute lutte, elles arrachent à l'Etat le droit de disposer de leur corps par la légalisation de la contraception en 1967 et la possibilité d'avorter par la loi Veil de 1975. Avec "la pilule d'or", Sœur sourire compose une ode au petit comprimé qui change la vie des femmes. "Face au problème de la démographie / Des nations surpeuplées, des affamés d'Asie / La pilule peut enfin / Lutter contre le destin / Gens comblés, gens saturés / Puisse-t-elle nous inquiéter? / La pilule d'or / Est passée par là / La biologie a fait un nouveau pas / Seigneur, je rends grâce à toi". 

Malgré la persistance des inégalités, notamment professionnelles, les femmes accèdent à des métiers, dont elles étaient jusque là écartées. En 1983, une loi sur l'égalité professionnelle interdit la discrimination en raison du sexe. Avec Michel Sardou, la caricature a en revanche de beaux jours devant elle. "Femme des années 80, mais femme jusqu'au bout des seins / Ayant réussi l'amalgame de l'autorité et du charme / Femme des années 80, moins Colombine qu'Arlequin / Sachant pianoter sur la gamme qui va du grand sourire aux larmes / Être un PDG en bas noir, sexy comme autrefois les stars / Être un général d'infanterie, rouler des patins aux conscrits / Enceinte jusqu'au fond des yeux qu'on a envie d'appeler monsieur / Être un flic ou pompier d'service et donner le sein à mon fils". ("Être une femme")

Les modèles familiaux se transforment. La famille traditionnelle composée d'un couple avec enfants coexiste désormais avec les familles monoparentales ou recomposées. Le nombre de naissances hors mariage et de séparations explose. En 1973, La chanson "les divorcés" de Michel Delpech perçoit les mutations à l’œuvre en décrivant une séparation apaisée entre deux anciens époux. Deux ans plus tard, la loi de 1975 autorise le divorce par consentement mutuel. "On pourra dans les premiers temps  / Donner la gosse à tes parents / Le temps de faire le nécessaire / Il faut quand même se retourner / Ça me fait drôle de divorcer / Mais ça fait rien, je vais m'y faire".


Les taux de natalité et l'indice de fécondité des femmes françaises baissent. Le baby boom de l'après-guerre, suivi d'une chute du nombre de naissances, s'est transformé en papy boom. Les Nonnes Troppo le constatent dans le "quadrille du troisième âge". "Tous les dimanches après l'office / On va faire un tour à l'hospice / On y retrouve tous les p'tits vieux / C'est vrai qu'ils y sont tellement mieux / Ils préféreraient voir leurs enfants, / Arrières petits déjà bien grands / Qui pensent à eux affectueusement / Vissés devant l'école des fans".

Sur le front économique et social, la situation se dégrade très fortement. Les Trente glorieuses cèdent le pas aux Vingt piteuses. Le ralentissement de la consommation, le choc pétrolier provoquent un processus de désindustrialisation. L'emploi ouvrier entame une hémorragie qui dure encore. Le chômage, marginal jusqu'alors, s'installe durablement. En 1978, "Il ne rentre pas ce soir" d'Eddy Mitchell narre le licenciement d'un employé et les conséquences sur sa vie familiale. "Le grand chef du personnel / L'a convoqué à midi. / J'ai une mauvaise nouvelle / Vous finissez vendredi / Une multinationale / S'est offert notre société / Vous êtes dépassé

Et, du fait, vous êtes remercié / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir, oh / Il s'en va de bar en bar / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir".

Une frange très importante de la société tire le diable par la queue et ne survit que grâce au Revenu Minimum d'Insertion, créé par une loi de 1988, ou grâce aux associations caritatives. En 1985, Coluche fonde les Restos du cœur. Son complice Jean-Jacques Goldman lui compose "la chanson des restos", dans laquelle il s'adresse à ceux qui n'ont rien. "Moi, je file un rencard à ceux qui n'ont plus rien. Sans idéologie, discours ou baratin / On vous promettra pas les toujours du grand soir / Mais juste pour l'hiver à manger et à boire / A tous les recalés de l'âge et du chômage / Les privés du gâteau, des exclus du partage.

Jusque là courtisés et indispensables à la reconstruction du pays, les travailleurs immigrés deviennent des parias avec le retournement de la conjoncture économique. A partir de 1974, les autorités décident de fermer les entrées à l'immigration de travail. Dans "Lily", Pierre Perret insiste sur le fait que les immigrés sont cantonnés dans des emplois durs et pénibles. "Elle a déchargé des cageots, Lily / Elle s'est tapée les sales boulots, Lily / Elle crie pour vendre des choux-fleurs / Dans la rue, ses frères de couleur / L'accompagnent au marteau-piqueur". Désormais, les immigrés sont contraints de choisir entre le retour au pays ou l'installation définitive en France. Pour faciliter leur intégration, le droit au regroupement familial est reconnu en 1976. 

 A l'aube des années 1990, les difficultés sociales suscitent des tensions et aggravent le racisme dont sont victimes les populations immigrées. Le discours xénophobe décomplexé du Front national de Jean-Marie Le Pen séduira bientôt une part croissante des électeurs.

samedi 13 avril 2024

Le programme d'histoire géo de troisième en chansons.

H I. Civils et militaires pendant la Première Guerre mondiale:   

> "Avec bidasse", "vive le pinard", "Quand Madelon": les chansons de la grande guerre. (version blog ou podcast)

>  "Moi, mon colon celle que j'préfère, c'est la guerre de 14-18". Traces de la grande guerre dans la chanson populaire. (version blog ou podcast)

H II. Démocraties fragilisées et expériences totalitaires dans l'Europe de l'entre deux guerres :

> "Tout va très bien madame la marquise". La chanson au temps du Front populaire  (version  blog ou podcast)

> La musique sous le IIIème Reich (version blog ou podcast)

H III. La Seconde Guerre mondiale, une guerre d’anéantissement :

H IV. La France défaite et occupée (Régime de Vichy, collaboration, Résistance):

>"Elle a du stock". La chanson populaire dans la France occupée (1940-1944) (version blog ou podcast)

H V. Un monde bipolaire au temps de la guerre froide :

"Chansons pop et péril atomique dans les années 1980" (version blog ou podcast)

H VI. Indépendance et construction de nouveaux États:

> Traces et mémoires musicales de la guerre d'Algérie dans la chanson francophone (version blog ou podcast)   

> Commémorations musicales du 17 octobre 1961 (version blog ou podcast)  

H VII. Affirmation et mise en œuvre du projet européen : 

H VIII. Enjeux et conflits dans le monde après 1989 :

H IX. Refonder la République, redéfinir la démocratie :

 H X. La V° République, de la République gaullienne à l'alternance et à la cohabitation :

H XI. Femmes et hommes dans la société des années 1950 aux années 1980 (version blog ou podcast)

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Géographie.

G I. Les aires urbaines en chansons (version blog ou podcast)

G II. Les espaces productifs et leurs évolutions

G III. Les espaces de faibles densités (version blog ou podcast)

G IV. Aménager le territoire pour réduire les inégalités :

G V. Aménager les territoires ultramarins

G VI. L'Union européenne, un nouveau territoire :

G VII. La France et l'Europe dans le monde :

mercredi 27 mars 2024

"Ding Dong the witch is dead" : les célébrations musicales à la mort de Maggie Thatcher.

Le billet précédent était consacré à l'accession de Margaret Thatcher au pouvoir. Celui-ci revient sur la fin de son règne, à travers les réactions des musiciens populaires à sa politique, mais aussi à sa disparition.

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La victoire des conservateurs en 1983 conforte Thatcher au 10 Downing Street. La première ministre peut approfondir son entreprise de démantèlement du Welfare State. Femme d'action, sûre de ses idées, dotée d'une volonté inébranlable, Thatcher n'hésite pas à prendre et imposer des décisions difficiles. Excellente oratrice, à l'assurance tout terrain, peu soumise à l'agitation médiatique et sondagière, ou aux plans de communications, elle s'entoure d'un petit groupe de fidèles et finit par trancher. Tant qu'elle peut mener sa politique, elle s'accommode de l'impopularité. En raison de son caractère inflexible et autoritaire, les Soviétiques la désignent comme la "dame de fer" (Iron lady), un surnom infamant que Maggie s'approprie. Le groupe Dire Straits lui fait une ironique dédicace avec "Iron hand".

Thatcher aime débattre, apprécie les affrontements, ne changeant d'avis qu'après mûre réflexion. Au sein du parti, elle sait pouvoir s'appuyer sur une base fidèle, tandis que les conservateurs installés la méprisent, d'abord parce qu'elle est une femme. (1) Au fur et à mesure des mandats, elle évince les personnalités récalcitrantes pour les remplacer par de jeunes ministres dévoués. 

bixentro, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Thatcher use et abuse des formules à l'emporte-pièce. Au milieu des années 80, elle avait par exemple eu cette phrase merveilleuse : "Tout homme qui prend les transports publics après 30 ans devrait se considérer comme un raté". Les Fatima Mansions en firent une chanson : "Only losers take the bus".

Au milieu des années 1980, le monde ouvrier demeure soudé et combattif. Rompu au conflit social, il entend livrer bataille face aux agressions gouvernementales. Le secteur minier connaît néanmoins la crise. De nombreux puits non rentables ont déjà été fermés, d'autres sont condamnés. Partout, le pétrole supplante le charbon. Certes, en 1972 et 1974, le National Union of Miners (syndicat national des mineurs) est parvenu à faire plier le gouvernement conservateur (Heath), ce que la jeune ministre Thatcher a vécu comme une humiliation, mais depuis lors, la crise s'est accentuée. Devenue première ministre, Thatcher relève le gant et fourbit un plan d'attaque contre les syndicats, considérés comme un ennemi de l'intérieur, anti-démocratique. Si en 1981, prise de cours, elle semble céder au bouillant Arthur Scargill, le dirigeant des mineurs, elle ne le fait que pour mieux contrer les conflits sociaux à venir. En 1982, une loi restreint le pouvoir syndical. Les accords de closed shop, qui entraînaient l'adhésion immédiate aux syndicats lors de l'embauche par les charbonnages britanniques, sont interdits, tout comme les grèves de solidarité. De plus, dans chaque piquet de grève, un scrutin doit désormais être organisé avant le déclenchement de l'action. Début 1984, fidèle à sa méthode, elle annonce la fermeture brutale de 30 puits en 12 mois, précipitant une grève massive. Pour  l'emporter, la première ministre place un dur à la tête des charbonnages. Dès sa prise de fonction, Ian MacGregor reconstitue d'importantes réserves de charbon afin d'affronter une grève longue. Dans le même temps, il fait supprimer les aides sociales aux familles de mineurs grévistes. Enfin, Thatcher met sur pied une politique nationale de coordination afin que la police, habituellement organisée sur une base régionale, puisse être déployée n'importe où en cas de besoin. Prête à en découvre, la première ministre profite des maladresses d'Arthur Scargill, le dirigeant syndical des mineurs, qu'elle présente comme un communiste patenté, réduisant le conflit social à un simple duel de personnes. Le leader syndical prend tout le monde de cours en proclamant la grève nationale, sans vote préalable des mineurs. 

West Midlands Police from West Midlands, United Kingdom, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

Débutée en mars 1984, la grève est massive et s'éternise, mais au bout de 12 mois, la répression policière pilotée par le gouvernement et les divisions internes au mouvement ont raison des mineurs. Mobiles, ces derniers organisent des piquets volants, allant d'un puits à l'autre pour en bloquer l'entrée à ceux qui veulent travailler. Les "jaunes" (scabs) sont escortés par des fourgons de police pour leur permettre d'arriver sans encombre. Face aux grévistes, on trouve aussi des policiers, nombreux et prêts à en découvre. Les bobbies bloquent les grands axes d'accès aux puits. De véritables batailles rangées opposent les mineurs aux policiers, dont le comportement se rapproche de forces paramilitaires au service des torys. C'est le cas lors de la bataille d'Orgreave, le 18 juin 1984, au cours de laquelle la police montée charge les manifestants, sans aucun ménagement.

Incapable de temporiser, refusant de négocier, Scargill s'entête et engage ses troupes dans une grève interminable. Beaucoup ne tiennent que grâce aux revenus de leurs épouses et à leurs collectes de fonds. Au fil des semaines, les divisions apparaissent entre régions, parmi les syndicats et au sein des familles. Beaucoup de jeunes hommes mariés et avec enfants repartent travailler, la mort dans l'âme, suscitant parfois l'incompréhension de leurs pères ou camarades grévistes.

Pour Thatcher, il s'agit d'une victoire politique majeure. Les syndicats sortent laminés de l'affrontement, tandis que l'industrie houillère disparaît, bientôt suivie par la métallurgie et les chantiers navals. Les communautés ouvrières du Nord et de l'Est sont anéanties. Les petits commerces, qui dépendaient de la clientèle des mines, périclitent, transformant les bourgades en villes fantômes.

Au cours des grèves, les mineurs ont pu compter sur l'appui de musiciens comme Billy Bragg, un chanteur militant dont la carrière se fonde sur l'anti-thatchérisme. Pendant le conflit social, il multiplie les concerts de soutien et reverse aux grévistes les fonds récoltés. En 1985, il enregistre "Days like this", une critique frontale du gouvernement, mais aussi de la passivité des Britanniques face à la politique antisociale menée. Sur une musique folk très traditionnelle, s'inscrivant dans la tradition du protest-song américain, Bragg reprend à son compte un discours ouvrier réclamant "la paix, du pain, du travail et la liberté". Le choix de l'austérité économique se fait toujours au détriment des plus pauvres. Face au désossage en règle opéré par Thatcher et ses successeurs, Billy Bragg compose Between the wars. Paraphrasant le rapport Beveridge de 1942 qui jetait les fondations de l'Etat-providence, il chante "Tracez-moi un chemin du berceau à la tombe / Et je donnerai mon soutien à tout gouvernement / qui ne refusera pas un salaire décent au travailleur".  Le chanteur reversera les bénéfices de ce disque aux familles de mineurs en grèves. 


Thatcher fustige une Europe trop intégrée, refusant sa monnaie commune. Elle n'hésite pas à brutaliser les codes diplomatiques. Autoritaire, combattive, elle obtient des dérogations, refuse de signer le traité de Schengen et se soustrait à la charte des droits fondamentaux. "I want my money back" assène-t-elle. Pour la première ministre, l'Europe doit rapporter à la Grande-Bretagne autant que ce qu'elle lui coûte. Lors des rencontres internationales, négligeant les conventions, elle sait se montrer cassante.

En Irlande du nord, les républicains, catholiques, réclament le rattachement de l'Ulster à la République d'Irlande, quand les protestants unionistes militent pour son maintien au sein du Royaume-Uni. Les deux communautés vivent séparées et se haïssent. A la fin des années 1960, les catholiques font figure de parias. Discriminés, bafoués, ils s'organisent d'abord au sein de groupes pacifistes et non-violents, qui réclament la reconnaissance de leurs droits civiques. Les milices paramilitaires protestantes (Forces Volontaire de l'Ulster) entendent contrer ces revendications. Les catholiques se dotent d'un parti, le Sin Fein ("nous-mêmes" en gaélique) et d'une organisation paramilitaire, l'Irish Republican Army (l'armée républicaine d'Irlande). Cette dernière se lance dans la lutte armée, multipliant les attentats dans les quartiers protestants. La guerre civile éclate. Pour tenter de rétablir l'ordre, le Royaume-Uni déploie l'armée, qui multiplie les exactions (comme lors du bloody sunday, le 30 janvier 1972, à Derry). Des milliers d'activistes catholiques sont arrêtés et emprisonnés sans procès. A partir de la fin des années 1970, ces prisonniers entament des mouvements de protestation : "blanket protest" (refus de mettre des vêtements), "dirty protest" (refus de se laver), refus de sortir de la cellule, grèves de la faim... En 1976, par un décret du gouvernement travailliste, le statut de prisonnier politique leur a été retiré. 

Dès son arrivée au pouvoir, en mai 1979, Thatcher privilégie l'approche militaire, cherchant à criminaliser la cause irlandaise. Son but est de briser les prisonniers en grève de la faim, afin d'affaiblir leur camp et de susciter le désespoir. Inflexible, incapable de la moindre concession, elle ne cède pas, provoquant le décès de Bobby Sands et de neuf de ses camarades, en 1981. Loin de l'effet escompté, leur mort fait accéder ces hommes au rang de martyrs et contribue à galvaniser la résistance. L'IRA, qui entend faire payer le prix du sang, pose désormais des bombes sur le sol anglais. Le 12 octobre 1984, au grand hôtel de Brighton, où se tient le congrès du parti conservateur, un attentat vise la première ministre. Elle en réchappe, mais cinq personnes sont tuées. Le Sinn Fein renforce ses positions, contraignant les autorités britanniques à rechercher une solution politique (accord anglo-irlandais de novembre 1985).

"Nous ne torturons pas, nous sommes une nation civilisée", chante Lesley Woods, la charismatique chanteuse des Aupairs, que nous venons d'écouter.  Avec ce titre intitulé  Armagh, le groupe britannique célèbre le courage des sympathisantes républicaines emprisonnées dans la prison du même nom. Refusant de porter l'uniforme des droits communs, ces femmes menèrent une grève de l'hygiène et barbouillèrent de merde les murs de leur prison.

L'inflexibilité et la brutalité dont Thatcher sait faire preuve lui valent une réputation exécrable au sein de pans entiers de la société britannique. D'aucuns la dépeignent comme une sorcière qui se repaît du sang de ses victimes, n'hésitant pas  à sacrifier des communautés et des régions entières, surtout si elles votent travaillistes. Pour les musiciens, Thatcher devient une intarissable source d'inspiration, voire de repolitisation. En 1985, Billy Bragg, Paul Weller (leader de The Jam), Jimmy Sommerville (chanteur du Bronski Beat), les Fine Young Cannibals se rassemblent dans le Red Wedge (le coin rouge). Le but est de faire battre les conservateurs, et de ramener les travaillistes au pouvoir. La déroute du Labour aux élections de 1987 témoigne de l'échec de l'entreprise.  

Durant le premier mandat de la « Dame de Fer », The Jam multiplie les charges contre le thatchérisme et ses conséquences sociales dévastatrices. En 1982, Paul Weller chante dans "Town called Malice" : "Lutte après lutte, année après année / L’atmosphère se couvre d’une fine pellicule de glace / Je suis pratiquement gelé à mort / Dans cette ville surnommée cruauté". 


En 1986, Heartland par The The propose une description au vitriol du Royaume-Uni sous Thatcher, décrit comme le "51ème Etat des Etats-Unis". "C'est le pays où rien ne change / Le pays des bus rouges et des bébés au sang bleu / C'est l'endroit où les retraités sont violés / Et les coeurs sont coupés de l'Etat providence. / Que les pauvres boivent le lait pendant que les riches mangent le miel / Laisse les clochards compter les bénédicités pendant qu'ils comptent l'argent".

A partir du second mandat, de manière plus frontale, les musiciens multiplient les charges infamantes et les attaques personnelles. Les paroles se réduisent parfois à l'insulte, ce qui, à défaut d'être très constructif, permet de soulager ceux qui les profèrent. The Exploited voit en Maggie "une connasse", comme ils le clament dans "Maggie, You cunt". De manière plus subtile, les activistes techno samplent les discours de Thatcher, les détournent, pour mieux souligner son conservatisme. Ainsi, "Maggie's last party", du quatuor V.I.M., utilise la voix de la première ministre pour faire l'apologie des rave party. (voir aussi Gary Clail & Tackhead avec "Hard Left".) En 1988, Boy George sort "No Clause 28", en réaction à une loi interdisant toute promotion (mais en réalité toute évocation) de l'homosexualité dans les institutions publiques. A l'heure où les trithérapies n'existent pas, la clause 28 est une catastrophe pour les associations de lutte contre le sida. Le chanteur renvoie ici  Maggie à son homophobie primaire.

En 1990, après 11 ans de pouvoir, la lassitude se fait ressentir. Les méthodes cassantes et vexatoires de la première ministre lui aliènent de nombreux soutiens, y compris dans son propre camp. Beaucoup de Britanniques rejettent également la poll tax, qui consistait en l'abolition des taxes d'habitation qui variaient selon les lieux, et de la remplacer par une charge communautaire fixée localement, mais perçue à taux unique sur chaque adulte résidant. Elle n'était pas progressive, indexée sur le revenu, mais fixe et simplement diminuée pour les étudiants, les retraités et les chômeurs.  Il s'agissait donc d'un impôt forfaitaire et fondamentalement injuste, frappant sans distinction de revenus. Des émeutes éclatent, mais Thatcher refuse de faire marche arrière. The Exploited appellent aussitôt à la grève de l'impôt avec "dont pays the poll tax" (1990)

 La première ministre est finalement poussée vers la sortie par son propre gouvernement. Lors du scrutin sur la direction du parti conservateur, ses collègues du cabinet, de plus en plus critiques à l'égard de la politique suivie (poll tax, relations conflictuelles avec l'Europe) et lassés d'être sans cesse rabroués, se mutinent et mettent la première ministre en ballottage. Thatcher, scandalisée, mais incapable de voir que sa chute est le fruit de son entêtement, de son arrogance et de sa cruauté, fustige les félons qui lui ont planté des couteaux dans le dos. L'ubris venait de faire une nouvelle victime. En larmes, Thatcher décide de se retirer. 

Nombreux sont ceux qui se réjouissent de ce départ tant espéré. En 1980, The Beat, un groupe de ska britannique, appelait déjà Maggie à la démission dans "Stand down Margaret" (Démissionne Margareth) "Je ne vois aucune joie, / Je ne vois que du chagrin, / Je ne vois aucune chance d'avoir un nouveau lendemain qui chante, / Alors démissionne Margaret, s'il te plaît." "She'll have to go" implore Simply Red.

Certains vont plus loin, allant jusqu'à souhaiter la mort de Thatcher, à laquelle ils consacrent des chansons. En 1988, Morrissey, ancien chanteur des Smiths, réclame la tête de la première ministre dans "Margaret on the guillotine". La mélodie et la voie sont douces, mais le propos tranchant comme la lame de la guillotine qui s'abat à la toute fin du morceau. Les paroles vaudront au chanteur une visite de la police. "Les gens bons ont un rêve merveilleux / Margaret à la guillotine, parce que les gens comme toi me fatiguent tellement, quand mourras-tu? / Quand mourras-tu? /Quand mourras-tu? " Le gentil Elton John y va de son "Merry Christmas Maggie Thatcher". "Joyeux Noël Maggie Thatcher / Nous le célébrons tous aujourd’hui / Car c'est un jour de plus qui nous rapproche de ta mort." Dans "Tramp the dirt down", Elvis Costello émet le souhait de ne pas mourir trop tôt, car,  "j'aimerais vivre assez longtemps pour savourer ce moment où on te mettra en terre. / Je me tiendrai devant ta tombe et je tasserai la terre. / Quand l'Angleterre est devenue la putain du monde, Margaret était sa mère maquerelle".  


Les paroles de "Maggie Maggie Maggie Out Out Out" des Larks U.K. évoluèrent au gré des circonstances et des manifestations. Après avoir réclamé la démission de Thatcher, les mots célèbrent son départ ("Maggie est partie"), puis sa mort ("Maggie est morte"). En 2000, soit plus de dix ans après le départ de Thatcher du 10 Downing Street, le groupe Heffner enregistre "The day that  Thatcher dies". "Nous rirons le jour où Thatcher mourra, / même si nous savons que c'est mal / nous danserons et chanterons toute la nuit / En 1979, j'étais aveugle / En 1982, j'avais des indices / En 1986, j'étais fou de rage".

Ce qui devait arriver arriva. Thatcher meurt le 8 avril 2013, à l'âge de 87 ans, après avoir souffert de démence sénile à la fin de sa vie.  Alors que les hommages officiels se multiplient, que Big Ben est mis en sourdine, dans les rues, beaucoup célèbrent ce décès, parfois même en musique. L'innocent "Ding dong the witch is dead" ("Ding dong la sorcière est morte / Ding dong la méchante sorcière est morte") tirée du magicien d'Oz devient un tube au lendemain de la disparition de Maggie. La BBC doit se résoudre à en diffuser un extrait dans le cadre de son hit parade (le titre atteint la 3 ème place).

 

L'impact de toutes ces chansons reste difficilement quantifiable. Elles ont sans doute contribué à politiser une frange de la jeunesse britannique qui ne se serait pas intéressée à l'actualité politique sans les titres et concerts de leurs artistes favoris. D'ailleurs, Une fois Thatcher partie, en revanche, la démobilisation gagne les musiciens et leurs publics.

Conclusion : Thatcher a profondément changé le pays. Celle qui prétendait libérer les individus de la tutelle et du carcan de l'Etat, a, sur le plan politique, contribué à renforcer son autorité, en gouvernant d'une main de fer. Sur le plan économique, la déréglementation financière permit aux traders d'assouvir leur avidité sur des marchés devenus souverains. Les ménages britanniques les plus pauvres subirent en revanche de plein fouet le démantèlement des services sociaux, aggravant davantage encore la précarité des plus modestes.

Notes:

1. Thatcher n'essaie jamais de promouvoir l'égalité entre les sexes. Elle n'essaie jamais d'encourager des mesures en faveur d'un semblant de parité. Pire, conséquences de sa politique de réglémentation, les femmes les moins payées et les plus précaires ont vu leurs conditions de vie se dégrader.

 
Sources:
A."Margaret Thatcher, la chute", la Grande traversée sur France Culture.

B.  Cultures Monde: "This is England: Margaret on the guillotine"
C. Jean-Marie Pottier : "Margaret Thatcher, la meilleure amie du rock anglais", Slate

D. "Merci Maggie : la bande-son des funérailles de Thatcher", L'Obs

E. "Une playlist pour Miss Maggie." [pointculture.be] 

F. Yasmine Carlet : "Stand down Margaret. L'engagement de la musique populaire britannique contre le gouvernement Thatcher", Editions Mélanie Séteun, 2004

samedi 16 mars 2024

"I'm in love with Magaret Thatcher". L'entrée en scène de la "voleuse de lait".

Première britannique pendant 11 ans, Margaret Thatcher a laissé une trace profonde, au point que l'on a pu parler d'années Thatcher. Elle a suscité admiration, haine, mais a aussi inspiré les musiciens pour lesquels elle devint parfois une muse, bien malgré elle. [ce post est disponible en podcast en cliquant  ici]

***

Trust : "Misère" "Thatcher te coûte cher / Angleterre, Angleterre; / Sur tes murs se lit la misère / Misère"

Thatcher naît le 13 octobre 1925 à Grantham, Midlands, dans un logement situé au dessus de l'épicerie paternelle. Alfred Roberts, le père, libéral, très antisocialiste, considère que, pour être bien vu, il faut travailler dur, épargner, n'acheter qu'en fonction de ses moyens. Au cours des années 1930, il rallie le parti conservateur (1) Son échoppe se situe dans un quartier très populaire, si bien que, petite fille, Maggie croise des chômeurs, licenciés de l'usine locale de construction de locomotives, durement frappée par la crise économique. et s'impose comme un commerçant prospère, une figure politique locale et un prédicateur méthodiste écouté. Il a une influence déterminante sur sa fille, contribuant à façonné sa mentalité, en particulier l'idée selon laquelle l'individu, souverain, doit être placé au dessus de tout. A son contact, la petite Margaret se familiarise avec de nombreux préceptes moraux et chrétiens. Sensible à la "culture du bas de laine", elle fait sien l'adage suivant: "Qui n'épargne pas un sou n'en aura jamais deux." Poussé par son père, elle étudie la chimie à Oxford et y devient la présidente des étudiants conservateurs. 

Thorvaldsson, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

En 1998, Ewan McColl chante "The grocer", charge frontale contre une fille d'épicier qui a désossé la nation pour la vendre aux plus offrants. "Une fois derrière le comptoir de l'épicerie paternel / Elle vendait du beurre, de la confiture, de la farine et tout le reste; / Mais, maintenant que la marchandise a changé / Les anciens prix ne s'appliquent plus; / Elle vend la nation en lots à tous ceux qui veulent l'acheter."
Pour les Blow Monkeys, "elle n'est qu'une fille d'épicier" ("she was only a grocer's daugther", 1987), "un titre inutilement méprisant puisque la force de Thatcher venait entre autres de sa fierté de ses origines modestes." (source E p176)

Thatcher en 1975. Marion S. Trikosko, Public domain, via Wikimedia Commons

Au lendemain de la guerre, les travaillistes au pouvoir posent les bases du Welfare State qui implique un fort interventionnisme de l'Etat, la gratuité de l'enseignement et des soins médicaux indispensables, une couverture sociale pour lutter efficacement contre la pauvreté. Dans cette optique, seule la puissance publique peut accroître le bien être et l'égalité, dans une société capitaliste.

En 1951, Margareth Roberts épouse Denis Thatcher, un businessman de 11 ans son aîné, qui sera pour elle un soutien indéfectible. Mère de jumeaux, elle mène de front études de droits et vie de famille, tout en se présentant aux législatives. Après un échec initial, elle est finalement élue à la Chambre des communes en 1959. Députée conservatrice, elle n'est encore qu'une figure secondaire. En 1961, elle soutient l'adoption au parlement de la flagellation et de la bastonnade des jeunes délinquants. Déjà à la pointe du progressisme, elle considère que les évangiles soulageront toujours mieux la souffrance et la pauvreté que les services sociaux de l'Etat. Elle est alors très influencée par Keith Joseph, un partisan acharné du monétarisme (2), convaincu de la nécessité de libéraliser l'économie. En ces années de formation, elle fait sienne les théories défendues par l'économiste autrichien Hayek, pour lequel le marché s'auto-corrige, rendant désastreuse toute ingérence gouvernementale dans l'économie. Dans cette conception, l'Etat perpétue les classes sociales , étouffe la société; seul le marché, par la chance qu'il offre à chacun, peut abolir les inégalités et les privilèges. Conformiste, conservatrice, traditionaliste, à la droite du parti, ambitieuse, Thatcher n'entend pas se contenter de postes subalternes, visant au contraire les ministères traditionnellement réservés aux hommes (économie, finances, la diplomatie, la guerre). Elle accède finalement à la notoriété en 1970, en devenant secrétaire d'État à l'éducation dans le gouvernement Heath. L'année suivante, elle décide de supprimer la distribution gratuite de lait instaurée dans les écoles. Cette mesure déclenche une tempête de protestation et vaut à la femme politique le surnom de "voleuse de lait" (milk snatcher). (3) Ce surnom inspire "Maggie Thatcher was a milkie snatcher" au groupe Abstract Green et "Snatcher" à ou Limiñanas.

A la chute du gouvernement Heath, en 1974, Thatcher devient chef de l'opposition aux gouvernements travaillistes de Harold Wilson, puis de James Callaghan. (4) Ne disposant que de faibles marges de manœuvre, les travaillistes n'en déçoivent pas moins leur électorat traditionnel en adoptant une politique sociale hostile aux salariés. Face à l'inflation galopante, le gouvernement plafonne les salaires, ce qui provoque un gigantesque mouvement de grève. A l'automne 1978, alors que le Royaume-Uni connaît une inflation galopante (+10% par an), le gouvernement travailliste de Callaghan décide d'un plafonnement des augmentations salariales (+5% maximum) pour la quatrième année consécutive. Cette décision provoque un gigantesque mouvement de grèves. Parti des usines Ford, il gagne de proche en proche les autres secteurs industriels (secteur public, routiers). Le taux de syndicalisation est alors élevé (jusqu'à 13,4 millions de salariés, 2/3 dans le privé, 1/3 dans le public). Par leur capacité de mobilisation rapide, les trade unions disposent d'un pouvoir considérable.

A lissue de "l'hiver du mécontentement", d'octobre 1978 à mars 1979, les conservateurs parviennent à revenir au pouvoir à la faveur d'une motion de censure contre le gouvernement Callaghan. Au cours de la campagne, Thatcher agite l'épouvantail du chaos social et l'emporte. (5) Cette même année 1979, les punks de Not Sensibles déclarent déjà leur flamme à la nouvelle première ministre dans l'ironique "I'm in love with Margaret Thatcher". "Oh, Margaret Thatcher est tellement sexy / C'est la fille qu'il te faut et moi, je deviens rouge quand elle passe à la télé / Parce que je pense qu'elle m'aime bien."


La première ministre peut lancer sa grande offensive idéologique. Prétendant que l'Etat serait écrasé sous le poids du secteur public, elle engage la vente des grandes entreprises nationalisées (énergie, eau, automobile). L'objectif affiché est d'introduire de la concurrence, d'augmenter l'efficacité, d'améliorer le rapport coût/bénéfice et de transférer la propriété du capital aux particuliers. Loin de créer un capitalisme populaire, ces privatisations contribuent à la concentration des richesses aux mains du capital et à creuser les inégalités sociales. Comme les conservateurs considèrent la propriété individuelle comme le fondement de la sécurité, une loi facilitant l'accession à la propriété des locataires est adoptée. Cette mesure ouvre une crise du logement majeure, car la nouvelle législation interdit aux collectivités locales de réinvestir l'argent des ventes dans la construction de nouveaux logements ou dans la rénovation des anciens. Ce choix entraîne une très forte hausse des loyers du secteur privé, rendant les logements inaccessibles. De même, si pour les promoteurs, débarrassés de toute contrainte réglementaire, les travaux des docks de Londres constituèrent de formidables opportunités immobilières, ils précipitèrent la disparition des vieux quartiers ouvriers, balayés par la gentrification galopante. 


Avec "Tatcherites", Billy Bragg dénonce le traitement de choc imposé par Thatcher à l'Angleterre. "Vous privatisez ce qui nous appartient / Vous privatisez et ensuite, vous nous faites payer / Ouais, nous le reprendrons un jour / Notez mes paroles, notez-les." La dérégulation totale des marchés permet de faire de la City la première place financière au monde. Les golden boys affluent à Londres, ce dont se moque Harry Enfield, dans "Loadsamoney", une caricature détonante de l’image matérialiste et exagérément individualiste de Thatcher, obsédée par l’accumulation d’argent et de biens matériels.

Le choix de surévaluer la livre et d'augmenter les taux d'intérêt contribuent à la réduction massive du secteur industriel. Les entreprises occidentales délocalisent leur production en Asie, entraînant une désindustralisation de très grande ampleur, particulièrement sensible dans les bastions industrielles du Nord de l'Angleterre ou du Pays de Galles. Thatcher entend administrer un traitement de cheval au pays, afin que sa productivité passe du trot au galop. En 1981, le Ghost town des Specials rend responsable le gouvernement de la récession économique. Le titre évoque le chômage des jeunes, ses conséquences économiques et culturelles. Le manque d'argent empêche les jeunes de sortir, entraînant la fermetures des boîtes de nuit et transformant les métropoles industrielles en villes fantômes. « Cette ville se transforme en ville fantôme / Pourquoi les jeunes doivent-ils se battre entre eux / Le gouvernement les laisse sur le banc de touche / Cet endroit devient une ville fantôme / Aucun emploi à pourvoir dans ce pays / Cela ne peut plus durer / La colère gagne la population». De nombreux ménages doivent s'endetter. Le pays se fracture, le nombre de chômeurs s'envole.

En accord avec Ronald Reagan (6), qui vient d'accéder à la présidence des Etats-Unis en 1981, Thatcher encourage la compétition entre individus, réduisant autant que possible les aides de l'Etat. Pour elle, "la société n'existe pas. Il existe un tissu vivant d'hommes et de femmes, et la qualité de nos vies dépend de la disposition de chacun de nous à se prendre en main." Reagan dénonce les "welfare queens", les reines de l'aide sociale, des profiteuses qui feraient des gosses pour vivre aux crochets de la société. Au fil des discours, elle s'emploie à dessiner le portrait du mauvais pauvre, qui prend les traits du chômeur bénéficiant d'aides indues qui l' entretiendraient dans l'oisiveté. "Le chômage est une injure à la rationalité économique. La mentalité qui en résulte est que les chômeurs se contentent de vivre aux dépens de l'Etat, sans vraiment ressentir la nécessité de bouger ou de trouver du travail", dixit Maggie.

En 1965, Bob Dylan publie "Maggie's farm". Les paroles, qui ne se réfèrent pas à Thatcher, décrivent pourtant l'exploitation dont sont victimes ceux qui y sont employés, comme une métaphore de l'Angleterre sous la férule de Maggie. Les Blues Band et les Specials reprennent le titre dont ils adaptent les paroles au contexte britannique. Chez les premiers, ce n'est plus la garde nationale qui est en faction devant la chambre du papa de Maggie, mais le Special Patrol Group, l'unité de police métropolitaine de Londres en charge de la répression et coutumière des bavures. Si la victoire de Thatcher en 1979 s'est accompagnée d'un effondrement du vote du National Front, c'est aussi parce que la conservatrice a repris à son compte les idées racistes du parti d'extrême-droite dans son programme de campagne, une récupération que dénonçait déjà le dub poet LKJ, fustigeant le "show raciste" de Maggie dans son titre It Dread inna England. (source E p 62) "Quoi qu'ils en disent, quoi qu'il arrive, nous, Africains, Idiens et Caribéens, nous sommes aujourd'hui ici pour rester, dans cette Angleterre."

En avril 1981, la Metropolitan Police lance l'Operation Swamp 81, un nom qui se réfère au discours de Thatcher sur le risque d'être "submergé" par les immigrés. Les policiers ont désormais un blanc seing pour interpeller et fouiller n'importe quel individu. Des émeutes éclatent alors à Brixton, dont la jeunesse est confrontée au harcèlement policier et au chômage. En 1983, "Di great Insohreckshan" de LKJ décrit la joie qui s'empare d'une jeunesse poussée à la révolte par des contrôles au faciès humiliants. 


Thatcher s'emploie ensuite à démanteler le National Health Service, le système de santé hérité de l'après-guerre, basé sur la gratuité. En 1948, Dans le cadre du Welfare statele gouvernement travailliste de Clement Attlee s'était employé à adoucir le sort des plus faibles. L'Etat prenait en charge les hôpitaux du pays, gérés jusque-là par des organismes de charité. Le système était financé par l'impôt. Pour remettre en cause cet héritage, Thatcher invoque la défense du choix, en appelle à la sous-traitance, à l'externalisation, à la privatisation de la couverture sociale. Selon elle, l'existence d'une couverture maladie universelle prive les gens de choix (mensonge dans la mesure où ceux qui souhaitent peuvent sortir du système de santé publique en se dotant d'une couverture de santé privée ou d'assurances). Sous prétexte d'équilibrer les comptes publiques, début septembre 1982, elle engage un plan de réduction des dépenses de l'Etat. Les think tanks libéraux souhaitent développer le recours à l'assurance privée, ce qui, à terme, signifierait la fin du service public de la santé. Face aux résistances rencontrées - grève des infirmières, opposition au sein même du parti conservateur - elle doit reculer, mais l'entreprise de sape est en marche.

Le 2 avril 1982, l'armée argentine envahit le minuscule archipel des Malouines devenu britannique en 1933 (Falklands en anglais). Thatcher engage le Royaume Uni dans la guerre, attise la fibre nationaliste et en appelle à l'union nationale. Convaincue de son bon droit, elle récuse tout compromis, envoie les soldats sur place, recherchant une victoire totale. Si dans un premier temps, le conflit remplit les carnets de commande, offrant du travail aux ouvriers britanniques des arsenaux, elle les contraint ensuite à se battre et parfois à mourir pour quelques tas de cailloux perdus dans l'Atlantique sud. Cette situation inspire le subtil Shipbuilding à Elvis Costello. Dans un registre beaucoup plus brutal, le groupe anarcho-punk Crass enregistre "How does it feel" (1982), une violente charge contre Maggie, considérée comme la responsable des victimes britanniques de la guerre et dont le refrain clame: "qu'est-ce que ça fait d'être la mère d'un millier de morts?"  


La victoire aux Malouines redonne de l'assurance à Thatcher, après trois premières années de mandat difficile. Les Britanniques, convaincus que le Royaume-Uni était sur le déclin depuis la fin de la seconde guerrre mondiale, retrouvent une forme de fierté nationaliste. Celle qui battait jusque-là des records d'impopularité, parvient à remporter une victoire électorale inespérée aux élections de juin 1983. The Exploited, groupe de la seconde vague punk, enregistre"Let's start a war", dénonciation de l'instrumentalisation du conflit. "Commençons une guerre, dit Maggie un jour / Avec les masses de chômeurs, nous allons simplement nous en débarrasser / Cela ne les dérangera pas, ils partiront comme des moutons".

Le début du premier mandat de Maggie Thatcher a suscité l'irritation des artistes, puis leur indignation, mais les Britanniques sont encore loin d'avoir tout vu, ce que nous découvrirons dans un prochain billet.  


Notes:

1. Il soutient au départ le parti libéral, mais s'en détache lorsqu'il se lance dans d'importantes réformes sociales (mise en place d'un système de retraite pour les plus de 70 ans, impôt sur la fortune).

2. Les partisans du monétarisme considère que le contrôle de l'inflation doit supplanter toute autre considération économique; ce qui constitue une rupture avec le consensus de l'après-guerre.

3. La distribution, instaurée par les travaillistes au lendemain de la guerre, était le symbole de l'Etat providence, destiné à réduire les inégalités résultant de la pauvreté et de la malnutrition. 

4. Conservateur modéré, Heath était un tenant du paternalisme social, acceptant de maintenir un Etat-providence raisonné. Au milieu des années 1970, une fronde est menée au sein du parti conservateur par Thatcher et ses amis. Ces idéologues imposent alors leur doctrine, leur politique et leur action. 

5. Elle lance: "Quiconque a vécu dans ce pays au cours des cinq dernières années ne peut ignorer le déséquilibre de notre société, en faveur de l'Etat et au détriment des libertés individuelles. Cette élection, c'est notre dernière chance d'inverser le processus, de redonner le pouvoir aux gens."

6. Ancien acteur de série B et président du syndicat des acteurs, devient président des Etats-Unis deux ans après Thatcher. Bien qu'ayant des caractères très dissemblables, ils sont de la même génération et partagent une grande proximité idéologique. Ils prônent une défense forte, une fiscalité basse et poursuivent la lutte contre le communisme. Tous deux sont des adeptes des économistes de l'école de Chicago (Friedman), adeptes d'une déréglementation la plus poussée possible. 

 
Sources:
A."Margaret Thatcher, la chute", la Grande traversée sur France Culture.

B.  Cultures Monde: "This is England: Margaret on the guillotine"
C. Jean-Marie Pottier : "Margaret Thatcher, la meilleure amie du rock anglais", Slate

D. "Une playlist pour Miss Maggie." [pointculture.be] 

E. "33 Révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons", vol. 2, Editions Payot & Rivages, 2012.