samedi 13 décembre 2014

290. La complainte de Bouvier l'éventreur.

Dans le quart sud-est de la France, au tout début du XXème siècle, le meilleur moyen de terroriser les enfants récalcitrants consiste à évoquer Vacher le croque-mitaine, dont l'errance criminelle ensanglante ces régions d'avril 1894 à août 1897. Au cours de ces quatre années, Vacher perpétue au moins 11 crimes. Son mode opératoire est peu ou prou le même. Il fond sur de jeunes bergers ou bergères repérés au préalable; puis il égorge, éventre, avant de pratiquer des mutilations au niveau des parties génitales, enfin il viole.
Ces crimes odieux ne sont-ils pas, à eux seuls, la marque de la folie? C'est tout l'enjeu de cette affaire aux multiples dimensions dont l'écho s'est transmis jusqu'à notre époque.





* Le juge Fourquet.
Le jeune juge d'instruction Émile Fourquet, 35 ans, obtient sa nomination à Belley, dans l'Ain, en 1897. A peine en poste, le voilà confronté à la découverte dans la vallée de la Brévenne, du cadavre sauvagement mutilé de Pierre Laurent, jeune berger de 14 ans. Au cours de ses recherches, Fourquet tombe sur un crime similaire, perpétré dans le Bugey sur un jeune pâtre de 16 ans, Victor Portalier. Attribué à un rôdeur, l'assassinat demeure non élucidé. Mais, avec l'aval du parquet, le juge rouvre le dossier pour le confronter au meurtre qui vient d'être commis. (1)
Pour mener à bien ces recherches, le juge innove. Grâce à un système de tableaux comparatifs des blessures constatées et des témoignages recueillis (2), il parvient à établir un profil du ou des auteurs des faits. A leur examen, Fourquet identifie de troublantes similitudes dans le mode opératoire et la commission des deux crimes qu'il attribue désormais à un seul et même individu.

Afin d'appréhender le responsable de ces meurtres, le juge envoie une commission rogatoire à tous les parquets de France, le 10 juillet 1897. C'est une première. Le signalement de Vacher est diffusé à cette occasion. Fourquet recherche désormais un homme " âgé de 30 ans environ, taille moyenne, cheveux noirs, barbe noire, inculte et rare sur les joues, moustache brune, sourcils noirs, yeux noirs, assez grands, visage osseux. Signe particulier : la lèvre supérieure est relevée ; elle se tord à droite et la bouche grimace lorsque cet individu parle, une cicatrice intéresse verticalement la lèvre inférieure et la lèvre supérieure à droite ; tout le blanc de l’œil droit et sanguinolent et le bord de la paupière inférieure de cet œil est dépourvu de cils et légèrement rongé ; le regard de cet individu impressionne désagréablement... Il s'agit de l'individu désigné dans les journaux sous le surnom de « Jack l'éventreur du Sud-Est ». Me télégraphier en cas de découverte."
L'attente ne dure guère, puisqu'un individu est appréhendé dans l'Ardèche le 4 août 1897, alors qu'il tentait de commettre une agression sexuelle sur une jeune bergère. Transféré à Belley par train, le suspect tente d'échapper à la vigilance de ses gardes, puis clame ses convictions anarchistes en gare de Lyon Perrache. Arrivé à destination, il est examiné dans sa geôle par un médecin qui juge sa responsabilité très limitée.

Le juge Fourquet et Vacher en 1897. Bibliothèque municipale de Lyon.

* Qui est exactement ce vagabond?
Joseph Vacher naît en 1869 à Beaufort, dans une famille de cultivateurs isérois. Décrit comme un enfant turbulent, sournois, qui fait du mal aux animaux, Vacher est placé chez les frères à l'âge de 14 ans. Déplacé de communauté en communauté en raison de ses écarts de conduite, il finit par se poser dans la région lyonnaise où il multiplie les petits boulots. A 20 ans, il est admis à l'hôpital l'Antiquaille de Lyon pour y soigner une maladie vénérienne.

En 1892, Vacher est appelé sous les drapeaux. Au sein de l'armée, il se signale par une multitude de comportements violents. Intelligent, il parvient cependant au grade de sergent et sort 4ème de sa promotion. C'est à l'occasion d'une permission de sortie que survient l'incident de Baume-les-Dames. Il tente alors de convaincre une jeune domestique dont il s'est amouraché de l'épouser. Finalement, la jeune femme refuse; Vacher ne l'accepte pas, tente de la tuer, avant de retourner l'arme contre lui. Le suicide rate, mais il conservera néanmoins deux balles dans le crâne. (3)
  Transféré à l'asile psychiatrique de Saint-Robert, Il en sort comme guéri en avril 1894. On ne constate plus chez lui d'idées de persécution, de troubles paranoïaques, de volonté suicidaire. C'est à partir de cette libération, le 1er avril 1894, que débute l'errance criminelle de Vacher; cette "grande série rouge" (dixit le juge Fourquet) qui durera jusqu'à son arrestation le 4 août 1897.  

Une fois l'auteur présumé arrêté, le juge Fourquet innove encore en utilisant la photographie pour raviver la mémoire des témoins.  [Bibliothèque municipale de Lyon]


Face au juge, Vacher n'avoue rien. Patiemment, le magistrat tente de mettre en confiance l'accusé. Dans le même temps, il décide de lui tendre un piège. Prétextant préparer un ouvrage sur les vagabonds, Fourquet demande à Vacher de placer sur une carte de France tous les endroits fréquentés au cours de sa vie d'errance. Or le parcours tracé correspond exactement aux lieux de découvertes de bergers ou bergères massacrés. Mais l'accusé continue de nier les faits. Fourquet flatte alors sa mégalomanie en lui faisant miroiter - en échange d'aveux - la publication de sa photo dans la presse.  
Le suspect cède et se livre dans une "lettre à la France": "Oui c'est moi qui ai commis tous les crimes que vous m'avez reprochés... et cela dans un moment de rage." Mais il attribue aussitôt ses actes à la morsure d'un chien enragé dont il fut victime dans sa jeunesse. Selon lui, les remèdes qu'il prend alors pour guérir lui ont vicié le sang.
Dans le même texte, Vacher réfute toute préméditation, "quoi que vous puissiez en croire, j'affirme que jamais aucun de mes crimes n'a été de ma part un acte réfléchi.

Après avoir examiné Vacher, les conclusions du docteur Lacassagne (ci-dessus) sont simples et correspondent aux attentes de l’opinion publique. Vacher n’est pas fou et doit donc être jugé.

* Guillotine ou asile?
A la lecture de ces aveux et compte tenu de la sauvagerie de ces crimes, une question demeure: Vacher est-il fou? Relève-t-il de la guillotine ou de l'asile? Pour en savoir plus, le juge d'instruction désigne trois experts lyonnais: les docteurs Lacassagne, Pierret et Rebatel. Tous trois concluent à la responsabilité du criminel; "responsabilité atténuée" cependant pour les deux derniers. 
Pour le docteur Lacassagne, Vacher est bien responsable de ses actes. Pour l'expert, l'individu est méthodique, immoral, sanguinaire, simulateur. Il affirme en outre être fou, ce que réfutent  toujours les "vrais fous". N'étant pas aliéné, il est par suite pénalement responsable. Pour en arriver à de telles conclusions, le docteur n'hésite cependant pas à faire preuve d'un grand parti-pris.
Il affirme par exemple que Vacher est issu d'une famille saine de corps et d'esprit. En réalité, il a une sœur maniaco-dépressive, une mère atteinte de mysticisme aigu, un frère qui parcourt les bois en hurlant comme un damné... Lacassagne s'attache ici à démontrer qu'il n'y a pas dans ce cas de folie dégénérative héritée, quitte à occulter un certain nombre de faits familiaux. Le docteur considère encore qu'il ne peut s'agir d'une folie dégénérative acquise, dans la mesure où Vacher sort guéri de l'hôpital psychiatrique en 1894.
L'expert oublie aussi de faire référence à la folie impulsive décrite par Mosley en 1888 (4). De même, il balaie les délires médiumniques emprunts de paranoïa pourtant omniprésents dans les aveux de Vacher. 
Au fond, le très conservateur Lacassagne semble embarrassé devant ce type de profil d'accusé. C'est pourquoi ses conclusions visent peut-être à délimiter l'ancien article 64 du Code pénal, qui exonérait du délit ou du crime l'accusé souffrant de  "démence "; article auxquels avaient constamment recours les avocats de la défense. En délimitant l'article, l'expert entend sans doute "responsabiliser" Vacher, pour l'envoyer à l'échafaud.



Le réveil du criminel Vacher, le matin de son exécution par le bourreau Deibler. Illustration paru dans Le Petit journal illustré du 15/01/1899.
A Bourg-en-Bresse, le 31 décembre 1898, juste avant de monter sur l'échafaud, un prêtre demande à Vacher de confesser ses péchés; voici sa réponse:"J'embrasserai Jésus-Christ tout à l'heure. Vous croyez expier les fautes de la France en me faisant mourir, mais cela ne suffira pas, vous commettrez un crime plus. Je suis la plus grande victime de cette fin de siècle."

* Un dossier aux dimensions multiples.

Les conclusions du docteur Lacassagne correspondent aux attentes de l’opinion publique. Vacher n’est pas fou et doit donc être jugé. 

En effet, face à de tels crimes, la vindicte populaire et la vengeance jouent à plein. Alors que quelques années plus tôt, la série des crimes de l'introuvable Jack l'éventreur avait intrigués, sinon fascinés; ici, il y a un coupable, dont la monstruosité des forfaits révulse. Vacher incarne une nouvelle figure du mal, le chemineau sans foi ni loi, routard du crime qui sème la mort dans  son sillage. (5) 

La répression de l'errance atteint d'ailleurs son paroxysme au cours des années 1890. La "troisième République poursuit alors une véritable stratégie de défense sociale", en s'appuyant sur la représentation dominante de l'errant. "Médecins, anthropologues et criminologues en mal de reconnaissance, ou encore psychiatres dissertent savamment sur l'animalité et le caractère 'extra-social' des vagabonds, faisant de celui-ci "l'autre" inacceptable, de plus en plus étranger à la société française." Dans cette optique, Vacher constitue une véritable aubaine, car le "tueur de bergers" incarne à merveille cette figure de la dangerosité sociale que serait le vagabond. Jacques Rodriguez rappelle pourtant: "Sans doute se trouve-t-il parmi les errants, des criminels notoires tels que Vacher, accusé de multiples viols et meurtres perpétrés entre 1894 et 1897. Mais d'une manière générale, les statistiques (...) montrent que les vagabonds mendient ou grugent les compagnies de chemin de fer, certes, mais 'il ne s'attaquent véritablement ni aux biens ni aux personnes'."
Dans "l'encre et le sang", Dominique Kalifa constate: " Jeunes, urbaines, antisociales et subversives, telles apparaissent en ce début de [XXème] siècle les figures qui hantent l’imaginaire du crime [...] cet imaginaire exige des personnages à sa mesure, capables d’endosser tous les méfaits du monde. Vagabond, violeur, assassin et anarchiste, Vacher en est déjà le prototype, auquel manque seulement la dimension urbaine.
 La grande presse s'empresse de décrire cette nouvelles figure du mal. Les journalistes affublent Vacher de surnoms sensationnels. Il est tour à tour "l'anarchiste de Dieu", "l'éventreur du Sud-Est", le "Jack l'éventreur du Sud-Est", "le tueur de berger".... Rien n'est épargné aux lecteurs des sévices endurés par ses victimes. (6)
 Bref, à la veille du procès, les attentes populaires sont énormes. Mais quelle fonction prétend-on donner à la peine prononcée?
Aux yeux de l'opinion publique, Vacher doit tout simplement payer pour ce qu'il a fait.

En outre, l'anthropologie criminelle du temps met en exergue le problème de l'imitation criminelle. Il faut donc éliminer Vacher afin qu'il ne puisse pas faire d'émules.

En même temps, "l'éventreur" dérange. Comment la société de l'époque peut-elle accepter d'avoir produit un tel assassin?
Les arguments de la défense pointent d'ailleurs la faillite des différentes institutions auxquelles Vacher fut confronté au cours de son existence. Ainsi, l'armée réforme Vacher pour troubles mentaux et comportements violents, mais lui octroie néanmoins un certificat de bonne conduite. De même, les conditions de détention dans les asiles psychiatriques sont indignes et ne respectent pas du tout l'humain. Au fond, les sociétés ont les criminels qu'elle mérite. Pour l'avocat de la défense, la monstruosité criminelle n'est pas quelque chose d'inné, d'inscrit, une fatalité.


Le Progrès illustré de Lyon "Assassinat de Marie M(o)ussier (19 ans)".


*Le procès. 
Vacher comparaît devant la cour d'Assises de l'Ain à Bourg-en-Bresse, le 26 octobre 1898, pour le meurtre de Victor Portalier en 1895 (les autres meurtres relevant d'autres juridictions). Maître Charbonnier, adversaire résolu de la peine de mort, défend l'accusé: "Vacher a été fou et il l'est peut-être encore. Vous n'avez pas le droit de le supprimer dans l'intérêt de la société. Rappelez-vous que la science n'a pas dit son dernier mot et craignez que ceux qui réclament aujourd'hui cette tête, ne soient effrayés lorsqu'ils l'auront entre les mains, d'y voir des troubles démontrant l'irresponsabilité." Les débats dure trois jours, mobilisant une dizaine de médecins et plus de 50 témoins, sous l’œil attentif d'une presse omniprésente. C'est que le procès de « l'égorgeur des bergers » passionne presque autant la France que l'affaire Dreyfus. Vacher arbore un bonnet blanc en peau de lapin. Il crie, clame, signe des autographes, se fait prendre en photo. Dans un texte rédigé qu'il lit à l'audience, l'accusé prétend obéir à une folie érotique voulue par Dieu. De sorte qu'il n'a "de compte à rendre qu'au Tout-Puissant."
Vacher n'avance pas une causalité à ses crimes, mais leur donne un sens. Il affirme être chargé par Dieu, par l'horreur de ses crimes, de montrer comment la société en arrive à créer des êtres comme lui. Toutes les institutions qu'il a pu rencontrer sont mises en cause.
Son pourvoi en cassation est rejeté, la grâce présidentielle refusée. L'exécution a donc lieu sur le champ de Mars de Bourg-en-Bresse, le 31 décembre 1898 au matin. Une foule très nombreuse hurle à la mort quand le bourreau déclenche le couperet.
  

Michel Galabru incarne Bouvier (Vacher) dans le film le Juge et l'assassin de Bertrand Tavernier. Il y est éblouissant.


* Postérité de l'affaire.
Nous l'avons constaté, l'affaire Vacher a eu une forte emprise sur les contemporains, mais elle fascine également les générations suivantes.
Ainsi, en 1928, Robert Desnos rédige "Vacher l'éventreur", un reportage publié dans Paris-Matinal. Si l'individu n'inspire que dégoût à l'écrivain surréaliste, son parcours chaotique lui permet en revanche de dénoncer toutes les faillites des structures sociales de l'époque: l'éducation, la religion, l'armée, les médecins aliénistes et surtout la justice. La traque effrénée d'un coupable conduit cette dernière à broyer de nombreux innocents dans ses rouages. (7) Comme ils ne peuvent considérer un tel meurtrier comme fou, juges et médecins n'ont vu en lui qu'un simulateur, ce qui fait dire à Desnos que « la sagesse est dans les asiles et la folie en liberté ».
Près de 80 ans après l'exécution de Vacher, Bertrand Tavernier réalise le Juge et l'assassin. Pour le cinéaste, "l'assassin" est un libertaire d'instinct qui refuse l'ordre social, c'est celui qui met en danger les institutions, se joue de l'ordre établi, échappe à la police-montée. "L'anarchiste de Dieu" est investi d'une mission: tuer. Le juge (Philippe Noiret) paraît bien être le vrai monstre de l'histoire. Arriviste plein de mépris, il use de tous les stratagèmes pour confondre Bouvier/Vacher (Michel Galabru) et placer sa tête sur le billot. Dans une des scènes les plus marquantes du film - et alors que le procès de Bouvier est sur le point de s'ouvrir - on voit Jean-Roger Caussimon chanter la Complainte de Bouvier l'éventreur. Sur une musique de Philippe Sarde, l'auteur-interprète écrit dans l'esprit de l'époque cette complainte, genre musical très populaire aujourd'hui disparu. 

* La complainte.
Les complaintes sont composées à l'occasion des grands procès. Chantées ou récitées sur un ton plaintif, elles présentent une forme relativement libre, construite sur une succession de rimes. La plupart du temps, les complaintes comptent un grand nombre de couplets entrecoupés ou non de refrains. Ces compositions racontent les faits, tout en les déformant. Ici les paroles insistent sur l'horreur inspirée par Bouvier, vulgaire caricature du genre humain plongé dans l'abîme.
Caussimon interprète sa chanson au milieu d'une foire. De fait, bonimenteurs et chanteurs de rue utilisent ces rassemblements populaires pour y vendre leurs chansons en livret. Certes, en cette fin de siècle, les complaintes se font plus rares, mais elles restent très populaires dans les régions rurales où elles constituent des sources d'informations notables, bien que très déformées. (8)





* Conclusion: 
Il nous semble aujourd'hui bien difficile de saisir pourquoi la société de la Belle époque décida de guillotiner Vacher plutôt que de l'envoyer en hôpital psychiatrique. En se replaçant dans le contexte du temps et en s'intéressant à la tonalité de la grande presse d'alors, des éléments de réponse apparaissent. Ainsi, Le Petit Journal illustré du 15 janvier 1899 se félicite de l'issue du procès: "L'abominable Vacher a été exécuté: la société l'a, non pas puni, le châtiment ne serait pas équivalent à ses crimes, elle l'a supprimé, elle s'est délivrée de lui: c'est ce qu'elle avait de mieux à faire. Si, écoutant certains philanthropes, on avait enfermé Vacher, il est bien probable qu'il se serait évadé et de nouveaux crimes auraient été commis.
Au reste, les âmes sensibles et inquiètes se peuvent rassurer. Vacher simulait la folie; il était parfaitement responsable de ses actes. L'examen, après sa mort, de son cerveau a fait connaître que sa raison était entière." [Le Petit Journal illustré du 15 janvier 1899]
 Quant à savoir si Vacher était fou ou pas, il ne nous appartient pas de répondre. Le doute demeure, même dans l'esprit de Lacassagne, auquel nous laisserons le mot de la fin:
« […] nous sommes convaincu d'avoir dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Après s'être rendu compte de nos efforts on conviendra, nous l'espérons, que si nous nous sommes trompé, c'est certainement de bonne foi. »

Complainte de Bouvier l'éventreur.
Petits bergers, jolis bergères,
innocents joueurs de pipeaux,
quand vos moutons se désaltèrent
 à l'onde claire d'un ruisseau,
dans les roseaux, dans les fougères,
vous redoutez de voir le loup
ravir un agneau tout à coup
et l'emporter dans sa tanière. 

Mais il est de plus grands dangers,
auxquels vous n'avez pas songé.
Il existe des bêtes pires que le tigre altéré de sang,
plus funeste que le vampire
et plus traître que le serpent.
Ce sont des fous qui violentent
et signent leur acte pervers
en taillant à même la chair
de leurs victimes innocentes.

C'est au comble de cette horreur 
que parvint Bouvier l’Éventreur.
Bouvier est bien de cette engeance,
de trimardeur, de chemineau,
mendiant le gîte et la pitance.
Anarchistes et marginaux.

A la moisson et aux vendanges,
on le voit hanter les hameaux,
cachant toujours sous son chapeau,
son regard aux lueurs étranges.
Il paraît pourtant bon garçon
quand il joue de l'accordéon.

Il fit ainsi un long périple,
revenant parfois sur ses pas,
commettant des crimes multiples,
jusqu'au jour où on l'arrêta.
Alors il dit qu'en sa jeunesse,
un chien enragé l'a mordu
et qu'un médicament a du 
mettre son esprit en faiblesse.

par surcroît, cet être odieux
se prétend inspiré par Dieu.
Pour que ma complainte finisse,
j'attends l'issue du jugement.
Dans notre pays la justice
ne se trompe que rarement.
Donc, bonnes gens faites confiance,
aux enquêteurs, aux magistrats,
au tribunal qui jugera,
celui qui fit trembler la France.
En attendant que les geôliers veillent 
nuit et jour sur Bouvier!



Notes: 
1. Confronté à une série de meurtres sauvages et identiques (égorgement, éventration, mutilation) perpétrés à l'encontre de jeunes bergers ou bergères, le procureur de la République de Dijon se persuade - quelques mois avant Fourquet - qu'un seul et même individu se cache derrière ces exactions. Il réclame alors des différents parquets du Sud-Est de la France de rechercher dans leurs archives des forfaits comparables, restés impunis. 
2.  Les témoignages concordent. Tous décrivent un inquiétant vagabond visitant fermes et hameaux. L'individu arbore une barbe noire, son teint est pâle, sa face partiellement paralysée. Une infirmité à l’œil droit lui donne un regard inquiétant.
3. Convaincu dans ses délires paranoïaques qu'on en veut à sa vie, Vacher refuse toute opération chirurgicale pour extraire les balles.
4. Pourtant, lorsqu'on relit la définition théorique et clinique de la folie impulsive, c'est exactement ce que décrit avec ses mots Vacher. (cf: Chevrier)
5. Dans un ouvrage rédigé trente ans après l'affaire, le juge Fourquet fait du trimardeur Vacher l'incarnation de l'ennemi de l'intérieur.
6. Ce genre de faits divers permettent d'accroître les tirages des journaux. "Ce qui retient aussi l’attention des lecteurs est la publication quelques années après de ces histoires sous forme de romans criminels. Ils apparaissent en feuilleton dans le Rez-de-chaussée du journal (le plus souvent un pavé en bas de page sur toutes les colonnes de la page), ils sont généralement écrits sous forme de mémoires ce qui brouille la frontière entre la réalité et la fiction. " [cf: le boudoir de Zigomar] Ce sera le cas pour Vacher en 1897 dans Le Temps.  
7. De fait, plusieurs suspects - finalement mis hors de cause - furent jetés en pâture à la vindicte public au cours de l'enquête.  
8. Parmi d'autres complaintes , citons celles consacrées à Mandrin, Fualdès, Violette Nozières [dont nous recherchons activement une version enregistrée accessible. Si vous avez un tuyau, merci de le partager en commentaire]. "La complainte de Bouvier l'éventreur" a été spécialement composée pour le film de Tavernier, mais Vacher a bel et bien était l'objet de complaintes en son temps. Le boudoir de Zigomar mentionne les paroles de l'une d'entre elles. L'auteur y insiste avec une grande complaisance sur les sévices dont les victimes du tueur furent les victimes:"Il éventrait ses victimes / Avec un très long couteau / Il leur sortait les boyaux / Jamais de semblables crimes / N’ont inspiré plus d’horreurs

Sources:
- Les Persifleurs du mal avec Olivier Chevrier.
- Michelle Perrot:"Les ombres de l'histoire. Crime et châtiment au XIXème siècle", Flammarion, 2001.
- Droit et cultures: ' L'affaire joseph Vachet: la fin d'un "brevet d'impunité pour les criminels?'
- Le boudoir de Zigomar: Joseph Vachet, la série d'un tueur.
- Gryphe (bibliothèque municipale de Lyon): "Sur les traces sanglantes de Joseph Vacher. "
- D. Kalifa, L’encre et le sang, Fayard 1995.
- Eric Alary: "les Grandes affaires criminelles en France", Nouveau Monde, coll. Poche documents, 2013.
- Jean-Roger Caussimon:"Mes chansons des quatre saisons", Castor astral, 2003.
- Cultures & conflits: "Une approche socio-historique de l'errance.

Liens:
-  "La Commune est en lutte", autre chanson de Caussimon sur la BO du Juge et l'assassin, analysée sur l'histgeobox.
- page Wiki consacrée à Joseph Vacher.
- Olivier Chevrier:"Crime ou folie: un cas de tueur en série au XIX ème siècle. L'affaire Joseph Vacher."
- Du sang à la une.
- L'Express: Joseph Vachet, l'éventreur de bergères.
- "Le tueur des bergers."
- Une conférence sur "l'éventreur de bergers".
- Sarde/Tavernier: le juge et l'assassin.

samedi 22 novembre 2014

289. "Les corons" de Pierre Bachelet (1982)

Terrils vus de Vimy (photo@vservat)

Au nord, c'était les corons
La terre, c'était le charbon
Le ciel, c’était l'horizon
Les hommes, des mineurs de fond

Nos fenêtres donnaient sur des fenêtres semblables
Et la pluie mouillait mon cartable
Mais mon père en rentrant avait les yeux si bleus
Que je croyais voir le ciel bleu
J'apprenais mes leçons la joue contre son bras
Je crois qu'il était fier de moi
Il était généreux comme ceux du pays
Et je lui dois ce que je suis

Au nord c'était les corons
La terre c'était le charbon
Le ciel c'était l'horizon
Les hommes de mineurs de fond

Et c'était mon enfance et elle était heureuse
Dans la buée des lessiveuses
Et j'avais les terrils à défaut de montagne
D'en haut je voyais la campagne
Mon père était gueule noire comme l'étaient ses parents
Ma mère avait des cheveux blancs
Ils étaient de la fosse comme on est d'un pays
Grâce à eux je sais qui je suis

Au nord c'était les corons
La terre c'était le charbon
Le ciel c'était l'horizon
Les hommes de mineurs de fond

Y avait à la mairie le jour de la kermesse
Une photo de Jean Jaurès
Et chaque verre de vin était un diamant rose
Posé sur fond de silicose
Ils parlaient de trente six et des coups de grisous
Des accidents du fond du trou
Ils aimaient leur métier comme on aime un pays
C'est avec eux que j'ai compris

Au nord c'était les corons
La terre c'était le charbon
Le ciel c'était l'horizon
Les hommes des mineurs de fond
Le ciel c'était l'horizon
Les hommes de mineurs de fond



Le texte est écrit à l’imparfait. Les corons sont encore là mais  les mineurs de fond ne sortent plus de charbon du sous-sol du Nord et du Pas de Calais. Aujourd’hui, le Nord, ce sont des propositions qui, agglomérées, forment un ensemble plutôt iconoclaste : de Bienvenue chez les Chti à la Piscine de Roubaix[1], du chaudron de Lens au grand stade de Lille, des Bourgeois de Calais[2] qui regardent la détresse des migrants au P’ti Quinquin qui révolutionne la grammaire des  séries télé… un cocktail unique, reflet d’un coin de France attachant, desservi par des indicateurs sociaux parmi les plus polarisés de l’Hexagone, qui fascine, pourtant, par ses projets de revivification urbaine et culturelle.

La galerie des temps du Louvre Lens (photo@Vservat)
C’est peut être à l’entrée du Louvre Lens que l’on perçoit le mieux ce dialogue des temps. A l’abri de ces murs de verre s’enchainent, depuis septembre 2012[3], de prestigieuses expositions. Une galerie des temps offre aux visiteurs un parcours incroyable à la découverte des collections du Louvre : décloisonné, ouvert, lumineux.


Au dehors, la ligne d’horizon se brise sur deux singulières pyramides. Elles aussi sont des témoins de l’Histoire, d’une Histoire qui a déjà son musée non loin de là, à Lewarde[4], mais que l’on peine à enfermer totalement entre des murs tant elle recouvre de vastes aspects de la vie des hommes et des femmes de cette région, tant il est difficile de la confronter, parfois, à nos imaginaires, à nos représentations nourris des fresques de Zola.

Entrée du Louvre Lens (photo@vservat)
Ces deux Khéops noirs[5] sont des terri(l)s[6], survivances d’un monde englouti qui fit pourtant prospérer l’Europe Occidentale jusqu’au milieu du XXème siècle, qui cimenta les vies et les identités de milliers de personnes en une vaste parentèle dont les héritiers connurent des fortunes diverses jusqu’à ce jour de décembre 1990 lorsque la dernière berline remonta au jour sur la fosse de Oignies.
Berline. (photo@vservat - Lewarde)

Au nord c’était les Corons.

La terre c’était le charbon, les hommes de mineurs de fond.

Germinal a associé le XIXème siècle à la mine. C’est pourtant au mitan du siècle précédent que l’on situe le démarrage de cette activité extractive. En effet, la première compagnie minière du Nord, la compagnie d’Anzin, est fondée en 1757. Comme celles d’Aniche, de Douchy ou d’autres qui lui sont postérieures, ces entreprises vont se lancer dans l’exploitation d’un gigantesque bassin minier - le deuxième d’Europe après celui de la Ruhr - long de 120 km, large de 12. 600 puits y seront installés, 10 000 km de galeries y seront creusés. En 270 ans d’exploitation, 2 milliards de tonnes de charbon vont sortir de ses entrailles.

Haut de chevalement (photo@vservat - Lewarde
Le développement des compagnies minières est alors assez fulgurant. Fleuron du capitalisme industriel, la compagnie d’Anzin, à la veille de la Révolution Française, du haut de ses 30 ans d’existence, compte  4000 employés ; elle réalise déjà la moitié de la production nationale ! Jusqu’en 1944, lorsqu’elles seront nationalisées, les différentes compagnies minières tirent leur charbon de concessions, c’est à dire de portions de terrains délimitées sur lesquelles elles peuvent procéder à l’extraction de la houille. Celles-ci, d’abord octroyées par ordonnance royale le furent ensuite par le conseil d’état. Située sur le flanc oriental du bassin minier, La compagnie d’Anzin, avec ses 28 000 hectares possède la plus vaste ; celle d’Aniche, sa voisine atteint les 12 000 hectares. Plus centrale et modeste en superficie, la concession des mines de Courrières, obtenue en 1852, est une des plus productive et puissante à la fin du XIXème siècle. L’exploitation du bassin se fait dans un mouvement qui s’apparente à une conquête de l’ouest. En effet, les géologues experts ont un temps prospecté vers le sud-ouest à partir de l’existant, mais en 1852, la découverte d’un gisement à Oignies indique que l’orientation du bassin s’infléchit vers le nord-ouest ce que vient confirmer cinq ans plus tard le sondage réalisé à la fosse de L’Escarpelle. Il y a du charbon près de Douai, le bassin du Nord Pas de Calais s’ouvre à l’exploitation.


En dessous ou au dessus, le travail à la mine se décline en une multitude de métiers dont les noms laissent transparaitre la spécialisation des taches. Les seigneurs du monde souterrain sont les abatteurs. Ils œuvrent dans des positions bien souvent pénibles, armés de leur rivelaine, de leurs pics et de leurs marteaux pour détacher le charbon des parois. Autour d’eux gravitent les hercheurs qui acheminent la houille vers la sortie. Les enfants sont présents en sous-sol, la législation recule progressivement l’âge de leur descente sous terre (à la fin du siècle il ne peut être inférieur à 13 ans). Les femmes peuvent aussi être hercheuses au fond jusqu’en 1874, ensuite elles ne pourront plus que travailler au jour ; on les retrouve notamment au triage (cafus) ou aux postes de lampistes. Raccommodeurs et boiseurs entretiennent les galeries. Palefreniers et vétérinaires assurent le santé de la force motrice animale : les chevaux comme les hommes descendent dans les entrailles du bassin minier.


Les lampes des mineurs (photo@vservat -Lewarde)
Le palefrenier et son cheval (photo@vservat - Lewarde)
Les yeux bleus du père imaginaire de Bachelet dans la chanson[7] scintillent comme des pierres précieuses sur un visage noirci d’une journée de travail à la mine. Le mineur au contact du charbon, devient  « gueule noire », on comprend bien en quoi cela peut marquer l’imaginaire d’un gamin. Même savonné et rincé dans la salle des pendus, cette antichambre de l’enfer - ou du paradis selon le moment de la journée - dans laquelle le mineur suspend au plafond sa tenue civile et la récupère en fin de service, il doit bien rester quelque poussière noire incrustée dans les plis du visage. Paradoxalement, cette figure de la « gueule noire » uniformise le personnel des compagnies.
La salle des pendus (photo@vservat - Lewarde)

La mine est dévoreuse d’hommes et il n’est pas question de ralentir son activité : une bonne partie de l’Europe - italiens, belges, tchèques, polonais – puis, après-guerre, algériens et marocains vient s’y faire embaucher. La présence polonaise est particulièrement remarquable, surtout après la Grande Guerre. En effet, France et Pologne ayant signé une convention en ce sens, plus d’un demi million de ressortissants polonais – on les surnomme parfois les « Wesphaliens » car ils étaient auparavant employés dans la Ruhr occupée par la France en 1923 -  arrivent au cours de la décennie pour travailler au sein  des compagnies minières (l’arrondissement de Béthune, en 1929, par exemple, compte quelques 20% de polonais dans sa population). Partout dans le bassin minier surgissent des petites Pologne attestant de la présence de cette nouvelle main d’œuvre. Gardons nous toutefois de dresser un portrait par trop angélique de ce monde grimé au charbon, ce ne serait qu’une fraternité fantasmée : la communauté de destin des « gueules noires » n’a jamais empêcher l’épanouissement  du racisme et de la xénophobie.


Famille polonaise posant dans son jardin (source :Kazimir Zgorecki ©
Musée national de l'histoire et des cultures de l'immigration, CNHI).

Expulsion de mineurs polonais en 34.
(source@http://www.histoire-immigration.fr)
Les corons et l’habitat minier, un monde pluriel.

C’est cette même faim d’hommes qui pousse les compagnies minières à aller plus loin pour leur personnel que la simple embauche. Entre les nécessités de faire face à la concurrence, les velléités de contrôler les employés, bon nombre d’entre elles se lancent dans la construction de vastes structures d’habitation non loin des chevalements qui signalent la présence de l’activité extractive. Les politiques paternalistes des dirigeants des grandes compagnies familiales charbonnières françaises ont donné naissance, dans le Nord et le Pas de Calais, à un urbanisme pluriel. Celui-ci a été largement influencé par les grandes idéologies du XIXème siècle qui portaient un regard sur l’industrialisation en marche, ses conséquences souvent désastreuses pour une main d’œuvre récemment arrachée au monde rural, que l’on croit prompte à se fourvoyer dans des comportements immoraux et impropres à maintenir une productivité décente. Des réflexions des socialistes utopiques, des hygiénistes, et des grandes figures patronales soucieuses fidéliser  leur main d’œuvre par l’intermédiaire de services annexes (école, services de santé, logement, caisse d’entraide, association sportives) sont nées des structures urbaines originales classées aujourd’hui, pour partie, au patrimoine mondial de l’humanité[8].  Elles sont les traces palpables d’un mode de vie, d’habiter et de travailler propre à l’activité charbonnière.

L’habitat minier connait 4 âges successifs : le temps des corons, chers à Pierre Bachelet - qui pour être le premier chronologiquement a fini par absorber, dans les représentations communes, les autres formes de logements qui lui ont succédé - est suivi de celui des cités pavillonnaires. Pour être exacte, les deux cohabitent dans le dernier tiers du XIXème siècle. Cela s’explique en partie à cause du fait que les dirigeants des compagnies minières ont rapidement souhaité s’éloigner des modèles d’habitats collectivistes prônés par les utopistes y voyant vraisemblablement une source de désordre. A l’aube du XXème siècle, les premières cités jardins sortent de terre. Leur âge d’or est celui de l’entre-deux-guerres. Enfin après la nationalisation des houillères, c’est le temps des cités modernes qui se poursuit jusqu’en 1970.


Cité la Parisienne à Drocourt (source mission bassin minier)
L’habitat minier façonne le paysage autant que l’activité en elle-même. Au « terris », aux chevalements  qui marquent la présence d’une fosse,  répondent les corons, alignement de maisonnettes identiques, au sol carrelé donnant sur la rue, derrière lesquelles se cache un petit jardin individuel (symboliquement le vert des légumes y livre sans doute un combat acharné contre le noir du charbon, mais pour le mineur c’est aussi l’opportunité de se procurer, dans cet espace restreint, des suppléments en nature susceptibles d’améliorer l’ordinaire). Quand la construction devient frénétique du fait de la croissance de l’activité houillère, le coron se mue en « barreau » ;  le terme atteste d’une construction à la chaîne de maisonnettes mitoyennes et monotones. Ce type d’urbanisme prospère et perdure jusqu’en 1890 environ.


Cité 10 de Béthune à Sains-en Gohelle
(
source mission bassin minier)
A partir du dernier tiers du siècle, la cité pavillonnaire constitue une alternative au modèle antérieur dominant jugé peu satisfaisant à l’usage. Hormis la menace que constituent les idéologies nées des réflexions de Charles Fourier, les compagnies ont également le souci d’améliorer quelque peu l’hygiène et l’espace de vie de leurs employés. Ainsi, dans ce nouveau modèle d’habitat, les murs pignons ne sont plus aveugles, la surface habitable gagne souvent 20 m2, le jardin s’agrandit. L’air, la lumière, l’espace, si chers aux hygiénistes agrémentent désormais les logements d’une main d’œuvre que l’on souhaite enraciner. Le revers de la médaille ne doit pourtant pas être négligé : la cité pavillonnaire qui concentre l’effort sur le logement est bien plus économe en ce qui concerne les équipements collectifs. A quelques rares exceptions ils sont bien souvent limités et défaillants.



A l’aube du XXème siècle émerge le modèle de la cité jardin qui tente de repenser le lien entre la ville et la nature. Ebenezer Howard[9] penseur du modèle fait donc des émules dans le  bassin minier. Rues plus sinueuses, qualité du paysage, verdure, moindre densité du bâti président à cette nouvelle façon de penser les logements des mineurs. 
Cité du Pinson à Raismes (source mission bassin minier)
Après-guerre, elle laissera place au système plus fonctionnel de la cité moderne. C’est le temps de la concentration (18 compagnies sont, en effet, regroupées en une seule) et de la nationalisation. Le statut du mineur et de sa famille change, le logement est en quelque sorte indissociable de son emploi. Il lui pourra le conserver à sa retraite. Le système qui lie activité économique et avantages sociaux se maintient donc encore tandis qu’il faut se hâter pour produire plus, d’une part, et loger les nouveaux mineurs embauchés pour gagner la bataille du charbon, d’autre part. Les logements « camus » vont donc se systématiser. Construits de plain-pied mais de médiocre qualité ils allient rapidité de construction, fonctionnalité (au sens de l’époque bien entendu), et faible coût. 

Camus bas à Noeux les Mines (source mission bassin minier)
Camus haut à Condé sur l'Escaut (source mission bassin minier)









Celles et ceux qui parcourent le bassin minier s’amuseront à détecter les 4 âges de son urbanisme et à en découvrir les infinies nuances : celles de la forme des fenêtres, du matériau de construction, de la forme du porche d’entrée, ou encore de la toiture. Une palette qui déjoue la monotonie supposée du paysage et qui fascine l’œil avisé.



Les bruits de la mine.

Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelle lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes,  parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
Quels visages atroces ! balbutia Mme Hennebeau.
Negrel dit entre ses dents : Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d'un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
Emile Zola, Germinal, 1885.

La mine est un monde sonore. On y entend une multitude de bruits : celui des abatteurs qui meurtrissent les parois, des chevaux qui tirent les berlines ; celui de la toux d’une gueule noire dont les poumons se meurent de la silicose[10], des instruments de la fanfare et des voix de la chorale, des slogans criés par les grévistes, des explosions liées aux coups de grisou. Sociabilités et solidarités s’entremêment et se brisent dans ce monde âpre. La mine, ce n’est pas qu’un décor façonné par 3 siècles d’activité extractive, ni qu’une vertueuse et prospère organisation capitaliste, c’est un monde de cris, de ruptures, de mobilisations, de drames, de souffrances qui a cimenté et transmis une mémoire spécifique. Prise entre histoire, mémoire, récits de filiation et réécritures littéraires, la gueule noire devient une figure complexe et paradoxale, fantasmée pour partie, plurielle : à la fois héros et victime, solidaire et solitaire, accablé ou fier, pleutre ou malade.

Etant donné l’importance du secteur dans l’économie nationale au XIXème siècle,  ce qui affecte la mine a quelques répercussions sur l’ensemble du monde du travail, et plus précisément sur sa législation ; pour poursuivre la métaphore sonore on pourrait presque dire que la mine donne le « la ». Lorsque Zola écrit Germinal, il donne une version romancée de la grande grève des mineurs de février 1884 qui touche la compagnie d’Anzin. Le conflit a pour origine l’éternelle question de la réduction des coûts. Le renvoi de 140 employés contestataires qui pour la majorité d’entre eux sont syndicalistes ne fait que radicaliser les oppositions. A l’issue 56 jours de grève, les mineurs ne gagnent toutefois rien d’autre que le droit de se faire donner la garde sur la fosse. 
source @archives du monde du travail
La succession des conflits provoque néanmoins des avancées : ainsi, en 1884, la loi Waldeck Rousseau octroie la liberté syndicale. En 1891, l’activité  extractive est à nouveau stoppée durant une vingtaine de jour par une grève générale dans le bassin minier du Pas de Calais. A l’issue de celle-ci la convention d’Arras est signée. Cet accord qui donne naissance aux caisses de secours et au régime des retraites, fruit d’une négociation puis d’un accord sous l’autorité du préfet entre 5 représentants des employeurs et 5 représentants des mineurs, est considéré comme l'ancêtre des conventions collectives, officiellement légalisées en 1919.

Du mouvement social à la catastrophe, la frontière est parfois ténue. La plus grande catastrophe minière de l’histoire du Nord se déroule sur la concession de la compagnie de Courrières le 10 mars 1906. Sous terre ce matin là, il y a 1700 ouvriers répartis en 3 fosses sur une surface avoisinant les 5km2. Quelques temps auparavant il y a déjà eu un incendie dans la veine Cécile. Pourtant, tous les mineurs descendent au fond ce jour là, lampe à nu allumée. A 6h45, une inflammation de poussières se conjugue aux explosions, elles projetent tout sur leur passage pour écraser et obstruer les galeries. Ceux qui restent en vie doivent fuir le « mauvais air » qui peut aussi les intoxiquer. Ces gaz méphitiques sont tout aussi susceptibles de leur ôter la vie.
Le chaos règne tout autant au fond qu’au jour. Très vite, à l’air libre l’idée qu’il n’y a pas de survivant préside aux opérations de sauvetage, les querelles qui occupent les différents ingénieurs quand à l’ordonnancement des interventions à mener ne permettent pas de rationnaliser les secours. La situation est d’autant plus dramatique que les familles regroupées derrière les grilles donnant accès au carreau de la fosse ne peuvent y pénétrer que le lundi 12 au matin pour procéder à l’identification des nombreux corps déjà remontés. C’est le lendemain qu’ont lieu les premières obsèques. Sous les yeux d’une presse avide de suivre les développements du drame, les discours creux des représentants de la compagnie des mines de Courrières tombent d’autant plus à plat que des sauveteurs allemands équipés d’appareils respiratoires dernier cri se présentent spontanément pour épauler les sauveteurs et les soignants.


source @wikipedia

Le 14 mars, la grève est déclarée. Alors que les opérations d’exploration des galeries accessibles sont parfois contrariées par des retours d’incendie et ou l’épanchement de gaz toxiques, 13 ressuscités font leur apparition à la fosse 2, le 30 mars, 20 jours après l’explosion. C’est alors que l’hypothèse de départ sur le décès de la totalité des mineurs semble particulièrement inacceptable aux familles. A Lens, les femmes crient Ils ont voulu sauver la mine avant de sauver les hommes. 



En 1907, l’avis de la justice pour déterminer les responsabilités attribue la faute à Fatalité et son sinistre compagnon Pas de Chance, ils sont les invités d’honneur du verdict. Les dirigeants de la compagnie de Courrières seront épargnés. A contrario, les syndicalistes impliqués dans le mouvement de grève seront sanctionnés. Si les circonstances de l’accident restent opaques, la justice de classe qui lui succède donne à la catastrophe de Courrières la couleur d’un terrible drame social, l’aléa à son origine devenant finalement anecdotique au regard de l’impunité dont bénéficient les puissants. La mémoire collective a quelque peu entamé leur superbe depuis …et un poste de secours central est installé à Lens en 1908. Maigres et tardives consolations.
En ce XXème siècle de conflits, la mine continue de s’agiter sous l’effet des haveuses automatiques et des mouvements protestataires. L’entre deux guerres et les premières années du 2ème conflit mondial sont jalonnées de nouveaux conflits  sociaux. La grève des mineurs en 1941 qui se solde par la déportation de 250 d’entre eux allie contestation sociale et acte de résistance face à l’ennemi allemand et aux patrons qui s’unissent pour obtenir de leur main d’œuvre un totale soumission et une exceptionnelle productivité  consentie par la coercition. L’empressement mis par les dirigeants des compagnies à dénoncer les meneurs de la grève à l’occupant allemand n’est sans doute pas étranger à la décision de nationalisation de 1944.

La paix revenue, le charbon est encore au cœur d’une nouvelle bataille, celle qui devra permettre à la France de se reconstruire. Plus cher à exploiter alors que la production se mondialise à moindre coût, les houillères de France entament dans les années 70 leur lent et inexorable  déclin. Le silence s’installe sur le Nord, sauf au stade de Lens où chaque soir de match, le rouge et or des tribunes se porte fièrement pour entonner les corons de Bachelet.



[1] La Piscine est un des musées phares de la region, c’est comme son nom l’indique un ancien établissement  de bains reconverti en espace d’exposition. La permanente n’a rien à envier aux prestigieuses temporaires à l’instar de celle qui se donne à voir en ce moment consacrée à la sculptrice Camille Claudel.
[2] L’oeuvre de Rodin trône sur le parvis de l’Hotel de ville de Calais
[3] Voir par exemple ce compte rendu de l’exposition sur les désastres de la guerre : http://clgeluardservat.blogspot.fr/2014/07/les-desastres-de-la-guerre-ou-comment.html
[4] A Lewarde se trouve en effet le centre historique minier, musée de la mine en France : http://www.chm-lewarde.com/fr/index.html
[5] Je rends cette expression à son César, J.-C. Diedricht
[6] Selon une de mes amies et collègues, le mot “terrils” est une deformation de la vraie denomination “terri”, la faute en revient à un journaliste qui, ayant demandé l’orthographe du mot à un mineur, s’est vu répondre que cela “s’écrivait comme fusil”.
[7] Il s’avère que le chanteur est natif de Calais et que la chanson n’a rien aucune assise biographique.
[8] Pour plus de details consultez ces pages : http://whc.unesco.org/fr/list/1360/
[9] Militant du mouvement socialiste anglais Ebenezer Howard est marqué par certains penseurs utopiques anglais et américain, dont il s’inspire pour publier en  1898 Tomorrow : A Peaceful Path to Social Reform  (Demain : une voie pacifique vers la Réforme sociale). L’ouvrage est réédité en 1902 sous le titre : Garden-Cities of Tomorrow (Cités-Jardin de Demain). Il construit en Angleterre sa 1ère cité jardin un an plus tard. La cité Bruno
de la compagnie de Dourges construite un an plus tard s’en inspire totalement.
[10] Maladie des voies respiratoires qui affecte spécifiquement les mineurs.


NB :  Un salut sincère et chaleureux à ceux qui vibreront aux mots et aux sons de cet hymne régional du Nord, et lus spécialement à mes ami.e.s Joelle, Karine, Sarah, Gabriel, Matthieu, Pierre-Antoine qui me font explorer le Nord avec tant de plaisir communicatif. Kudos. 


Compléments bibliographiques - sitographiques :

- JL Pinol, Le monde des villes au XIX siècle, Hachette
- JP Rioux, La révolution industrielle, Seuil
- CHM Lewarde, Petit histoire des mines du Nord-Pas-de-Calais - les carnets du galibot. 
- CHM Lewarde, 10 mars 1906 Compagnie de Courrières, Mémoires de Gaillette n°9, 2006
- Courrières, la terrible catastrophe, Lz Voix du Nord, collection les patrimoines

site du CHM de Lewarde www.chm-lewarde.com/
archives du monde du travailexposition virtuelle sur la mine
mémoires des mines fresques.ina.fr/memoires-de-mines/
histoire du bassin minier www.bmu.fr/paysage_culturel_evolutif.html
mission bassin minierwww.atlas-patrimoines-bassin-minier.org
charbonnages de Francewww.charbonnagesdefrance.fr/gRubrique.php?id_rubrique=126