samedi 26 juin 2010

212. Chico Buarque: "Construçao". (1971)

"Nous avons fait la ville en trois ans. Quand je pense à cette époque, je me souviens de beaucoup d'inconfort et de beaucoup d'enthousiasme. Nous étions au bout du monde, avec les ingénieurs, les ouvriers: on avait tous les mêmes problèmes, on portait les mêmes vêtements, on mangeait tous dans la même cantine, mais nous avions le sentiment que la vie était en train de changer, qu'un jour elle serait meilleure pour tous... L’urgence dans laquelle la ville a été construite est responsable de beaucoup de ses imperfections. Brasilia a été victime de problèmes inévitables dans n’importe quelle ville"
Oscar Niemeyer, le principal architecte de la ville.

* * * * * *

En 1954, la difficile situation économique du Brésil, les tensions avec l'armée et son implication dans une affaire de meurtre, poussent le président Getulio Vargas au suicide. Ce drame provoque un grave traumatisme dans le pays. C'est un des partisans du président défunt, Juscelino Kubitschek, qui lui succède après sa victoire à la présidentielle de 1955.
Volontariste, il charge l'Etat d'orienter et dynamiser l'économie brésilienne et donne sa priorité à l'industrialisation (politique de substitution aux importations). Dans le domaine sociale, "le président bossa nova" fait de la lutte contre la misère sa grande priorité.



Au cours de sa campagne électorale, il relance l'idée de déplacer la capitale du pays des côtes vers l'intérieur en créant au passage de toute pièce une ville, Brasilia dont il fait le symbole d’une nouvelle ère économique et politique pour le Brésil. A ses yeux, la modernisation du pays passe par une véritable appropriation de son territoire.
Brasilia doit constituer un noeud de communications au centre du pays, le "point d’irradiation d’une véritable politique d’intégration nationale". La construction de la cité revêt donc une portée symbolique évidente. Elle doit devenir pour les Brésiliens une vitrine symbolisant la modernité du pays.
De manière plus prosaïque, la fondation de la capitale permettra la création de nouveaux marchés pour les entreprises brésiliennes, notamment dans la construction civile, grâce aux infrastructures financées par l'Etat.

Juscelino Kubitschek lors de l'inauguration de Brasilia, le 21 avril 1960.

Afin de corriger les déséquilibres du territoire, en attirant vers l'intérieur des terres la population et les activités, la ville est construite au centre-Ouest du pays. Ce choix permet en outre d'apaiser les tensions existant entre Rio de Janeiro et São Paulo, les deux autres « métropoles » du pays qui se disputaient le statut de capitale.
La ville, à la différence des autres, relève directement du District Fédéral et ne fait donc pas partie d'un Etat. Elevée au rang de capitale politique et administrative du pays, le plan de Brasilia, en forme d'avion ou d'oiseau, est confié (après concours) à l’urbaniste Lucio Costa.Brasília est construite selon un plan d’ensemble. Le "Plan-pilote" qu'il imagine constitue une sorte de forteresse séparée des villes-satellites par une ceinture verte (une frontière invisible mais bien présente).
Les quartiers résidentiels, centres commerciaux, écoles et parcs (situés dans « les ailes de cet avion ») doivent se suffire à eux-mêmes, réduisant du même coup considérablement les déplacements.

L'architecte Oscar Niemeyer se voit confier la construction des principaux bâtiments de la capitale: la cathédrale (représentant deux mains se joignant), le congrès nationale, le ministère des affaires étrangères, le tribunal ou encore le palais présidentiel.

La cathédrale "notre Dame de l'apparition" de Brasilia.

La capitale futuriste sort de terre en seulement 1000 jours entre 1957 et 1960. Le 21 avril, Kubitschek peut inaugurer sa grande œuvre.
Pour en arriver là, la construction du plan-pilote a nécessité l'embauche de plus de 100 000 ouvriers. Originaires en majorité de la région du Nordeste, ces candangos s'installent dans des baraquements de fortune pendant la durée des travaux, à la limite du plan-pilote. Aux yeux des autorités, ces habitations ne sont que provisoires. Installés sur le chantier dans des habitations facilement démontables, les ouvriers dépendent de la Novacap, la société chargée de la construction du plan-pilote, qui conserve la haute main sur l'affectation, la rémunération des candangos et la gestion des logements des chantiers.
Les constructeurs échappent désormais à la législation publique et sont astreints à des conditions de travail effroyables: 18heures de travail quotidienne en 1960, aucune représentation syndicale, l'interdiction de débrayer... En outre, le service d'ordre de Novacap n'hésite pas à user de la manière forte contre les fortes têtes ou tous ceux qui aspirent à des conditions d'existences... décentes. En 1959, il tire à bout portant, entraînant un massacre d'ouvriers.


A l'origine, les concepteurs du projets attendaient avant tout une population issue des classes moyennes ou aisées, fonctionnaires des ministères ou des ambassades étrangères; or elle doit composer avec les canudos, cette population indésirable répartie dans les villes satellites.
Leur présence n'est théoriquement que provisoire. En 1959, ils représentent près de 55 % de la population active. Le chantier attire sans cesse de nouveaux migrants en quête d'une vie meilleure. Les hommes s'y pressent, bientôt rejoints par le reste de la famille, entraînant la croissance démographique soutenue de la capitale fédérale.
A l'issue des travaux, la majorités des ouvriers refusent de quitter la ville une fois le chantier achevé. Leurs habitations sont désormais considérés comme des "bidonvilles illégaux". Mais rien n'y fait et un flot important de migrants continuent à s'installer à la périphérie de la ville, malgré les menaces d'expulsions réitérées. Cet afflux de population pousse finalement (début des années 1970) les autorités à planifier les zones d'habitats modestes que l'on dote enfin d'infrastructures. Elles redoutent plus que tout une "invasion" du plan-pilote par les habitants des villes-satellites (les banlieues comptent désormais 1,3 M d'habitants répartis dans 16 villes-satellites).
Aussi, dès l'origine, la majorité de la population réside en périphérie, parfois très loin du centre (près de 30 km pour Taguatinga). Le projet initial de Costa, qui prévoyait une ville organisée selon un plan, vole en éclat. La métropole s'étend sans plan d'ensemble sous une forme polynucléaire.

* Le renversement de l’utopie.

L’utopie de Brasília reposait sur un postulat : l’organisation de la ville devait prévenir la
discrimination sociale, or rien ne se passe comme prévu et on assiste en fait au "renversement de l'utopie". Lúcio Costa explique:
«A Brasília, il s’agissait d’établir le long de l’axe résidentiel, tous les modèles économiques, de sorte que toute la population habite la ville et non la banlieue. Juscelino Kubitschek a dit que non, que ce n’était pas possible, que la ville était pour les fonctionnaires, les commerçants, et pour la population qui n’a pas les moyens, on verrait des centres urbains dans la périphérie :
Ces gens ne devront pas s’installer dans le Plan Pilote’. a-t-il dit. Ils ont choisi alors quatre
ou cinq centres dans la périphérie, qui sont devenus les villes satellites. La thèse était que les
villes satellites devaient apparaître après. Or, il s’est passé l’inverse, la ville était encore en
construction alors que les villes satellites se développaient rapidement, dans une liberté totale,
de sorte que les problèmes se sont développés, eux, d’une manière anormale (…). Il était
prévu initialement que deux tiers des personnes de la construction rentreraient, et un tiers
resterait dans la ville, mais en fait, ce plan a échoué, parce que personne n’a voulu rentrer. Il s’est alors développé une situation anormale, à la brésilienne …»

Loin de la cité idéale rêvée, la capitale devient l'archétype des villes brésiliennes existantes, caractérisées par une ségrégation socio-spatiale implacable. Brasília, créée pour une société moderne a été construite et habitée par une autre société, entièrement différente. Les conceptions urbanistiques sur lesquelles repose Brasilia, directement héritées de la Charte d’Athènes, volent ainsi en éclat dès l'origine.

L’autre « paradoxe de l’utopie » c’est que la standardisation des modes de vie imposée à l'intérieur du plan pilote n’amène pas davantage l’égalité. L'absence de places publiques conviviales faisant office d'agora, pousse ceux qui en ont les moyens à se loger dans un cadre avenant, hors les murs. Ils gagnent ainsi les berges du lac Paranoá, des terres publiques, où ils construisent des maisons individuelles en toute illégalité... Cette tendance s'accentue encore dans la mesure où les loyers à l'intérieur du centre deviennent inaccessibles pour un grand nombre de petits fonctionnaires publics. Désormais, des "condominiums fermés" apparaissent dans les périphéries cossues de la métropoles.
Véritable capitale politique et administrative, Brasilia compte maintenant un peu plus de deux millions d'habitants, mais n'est pas parvenu pour autant à rééquilibrer véritablement le pays et à faire contrepoids au riche sudeste. Elle n'est pas non plus devenue la cité idéale fondée sur l'égalité sociale.



Le morceau Construção composé et chanté par Chico Buarque est tiré d'un album éponyme, sorti en 1971. La dictature militaire dirige alors d'une main de fer le pays, contraignant les opposants au mutisme et de nombreux artistes à l'exil. Chico Buarque vient alors juste de rentrer au pays après après avoir trouvé refuge en France (un des morceaux de l'album, samba de Orly y fait d'ailleurs référence). Pour pouvoir créer, ce grand parolier doit sans cesse déjouer la censure, usant de paroles allusives ou de métaphores bien senties.
Ici, il raconte la mort d’un ouvrier sur un chantier. On peut y voir une évocation des canudos venus construire la ville du futur. Beaucoup y ont vu aussi une allégorie de l’histoire du Brésil des années de dictature. Alors que la junte militaire n'a que les mots de modernisation et technocratie à la bouche, le chanteur s'intéresse aux forces vives du pays. Tout en donnant l'air de ne pas y toucher - censure oblige - il préfère s'intéresser à l'envers du décor: en l'occurrence les travailleurs pauvres, exclus du miracle économique brésilien.
La chanson titre constitue sans doute le point d'orgue de ce magnifique disque. La musique hypnotique atteint une intensité rare sur ce titre qui déploie une orchestration dense. L'atmosphère lourde laisse augurer du pire. Et pour le plaisir j'emprunte à la blogothèque (dont on ne vantera jamais assez les mérites) cette description très juste du morceau .

"Le début est modeste, une simple phrase sinueuse comme un filet d’eau se fraye un passage au milieu des pierres. La phrase creuse son lit, s’étoffe, s’enrichit de percussions, d’inflexions, le ruisseau finit par presque former une rivière. La voix de Chico est transformée par la tension, l’attente palpable d’un événement libérateur. Les cuivres éclatent comme un éclair perce le ciel, éclairent la rivière qui se gonfle sous l’afflux des eaux. Les abords s’enrichissent de violons majestueux, les voix harmonisent à la manière des Os Cariocas, les tambours résonnent, on est sur un fleuve assuré, gigantesque, fantastique, surpuissant.

Mais on l’abandonne bientôt pour se concentrer sur une cohorte humaine, innombrable, qui se fraye avec détermination un passage dans la forêt. Dans un environnement hostile, à la grandeur démesurée, ils avancent pleins d’espoir vers l’eldorado de pureté, le monde vierge qu’ils appellent de leurs vœux."

Construção

Amou daquela vez como se fosse a última
Beijou sua mulher como se fosse a última
E cada filho seu como se fosse o único
E atravessou a rua com seu passo tímido
Subiu a construção como se fosse máquina
Ergueu no patamar quatro paredes sólidas
Tijolo com tijolo num desenho mágico
Seus olhos embotados de cimento e lágrima
Sentou pra descansar como se fosse sábado
Comeu feijão com arroz como se fosse um príncipe
Bebeu e soluçou como se fosse um náufrago
Dançou e gargalhou como se ouvisse música
E tropeçou no céu como se fosse um bêbado
E flutuou no ar como se fosse um pássaro
E se acabou no chão feito um pacote flácido
Agonizou no meio do passeio público
Morreu na contramão atrapalhando o tráfego

Amou daquela vez como se fosse o último
Beijou sua mulher como se fosse a única
E cada filho seu como se fosse o pródigo
E atravessou a rua com seu passo bêbado
Subiu a construção como se fosse sólido
Ergueu no patamar quatro paredes mágicas
Tijolo com tijolo num desenho lógico
Seus olhos embotados de cimento e tráfego
Sentou pra descansar como se fosse um príncipe
Comeu feijão com arroz como se fosse o máximo
Bebeu e soluçou como se fosse máquina
Dançou e gargalhou como se fosse o próximo
E tropeçou no céu como se ouvisse música
E flutuou no ar como se fosse sábado
E se acabou no chão feito um pacote tímido
Agonizou no meio do passeio náufrago
Morreu na contramão atrapalhando o público

Amou daquela vez como se fosse máquina
Beijou sua mulher como se fosse lógico
Ergueu no patamar quatro paredes flácidas
Sentou pra descansar como se fosse um pássaro
E flutuou no ar como se fosse um príncipe
E se acabou no chão feito um pacote bêbado
Morreu na contramão atrapalhando o sábado

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Il aima cette fois comme si c'était la dernière (fois)
Embrassa sa femme comme si c'était la dernière
Et chacun de ses fils comme s'il était unique
Traversa la rue de son pas timide
Monta sur la construction comme une machine
Érigea sur le pallier quatre murs solides
Brique contre brique selon un dessin magique
Ses yeux aveuglés par le ciment et les larmes
S'assit pour se reposer comme si c'était samedi
Mangea ses haricots au riz comme s'il était un prince
But  et sanglota comme s'il était naufragé
Dansa et ricana comme s'il entendait de la musique
Et trébucha dans le ciel comme s'il était ivre
Et flotta en l'air comme s'il fût un oiseau
Et termina au sol comme un paquet flasque
Agonisa au milieu de la voie publique
Mourut dans le sens interdit en gênant le trafic

Il aima cette fois comme s'il était le dernier
Embrassa sa femme comme si elle était l'unique
Et chacun de ses fils comme s'il fût (le) prodigue
Et traversa la rue de son pas ivre
Monta sur la construction comme si elle fût solide
Érigea sur le pallier quatre murs magiques
Brique contre brique selon un dessin logique
Ses yeux aveuglés par le ciment et le trafic
S'assit pour se reposer comme s'il fût un prince
Mangea ses haricots au riz comme s'il fût le plus grand
Bu et sanglota comme s'il fût une machine
Dansa et ricana comme s'il fût le prochain
Et trébucha dans le ciel comme s'il entendait de la musique
Et flotta en l'air comme si c'était samedi
Et termina au sol comme un paquet timide
Agonisa au milieu de la voie naufragée
Mourut dans le sens interdit en gênant le public

Il aima cette fois comme s'il fût une machine
Embrassa sa femme comme si c'était logique
Érigea sur le pallier quatre murs flasques
S'assit pour se reposer comme s'il fût un oiseau
Et flotta en l'air comme s'il fût un prince
Et termina au sol comme un paquet ivre
Mourut dans le sens interdit en gênant le samedi

Sources et liens:
- Neli Aparecida De Mello, François-Michel Le Tourneau, Hervé Théry, Laurent Vidal: "Brasilia quarante ans après" (PDF).
- Claire Heuzé: "Emergence d'une capitale, Brasilia" (PDF).
- Blogothèque: "Chico Buarque - Construçao".
- Sur le site de l'Unesco, un terrible qui fait froid dans le dos: "Les grilles de l'autre Brasilia".
- "Brasilia, ville capitale" sur le blog de Bruno Sentier.
- La boîte verte: "La construction de Brasilia par Marcel Gautherot". Quelques photos saisissantes de la construction de la nouvelle capitale.

mardi 15 juin 2010

211. Chico Buarque: "Funeral de um lavrador". (1965)

Le Brésil peut être désormais considéré comme un pays émergent. Grande puissance agricole à l'économie de plus en plus diversifiée, il reste un Etat du Sud à bien des égards. Les inégalités sociales y sont particulièrement importantes et 37% des Brésiliens vivent ainsi en dessous du seuil de pauvreté.

http://www.annoncerlacouleur.be/data/alcfiche/salgado_mst.jpg
Manifestation de paysans sans terre (Crédit photo : Sebastião Salgado).


Les inégalités sont en effet particulièrement criantes dans les campagnes où 1% de la population détient 45% des terres. La répartition foncières y reste profondément inégalitaire, opposant d’immenses exploitations (fazendas) aux mains de grands propriétaires terriens ou de FTN de l'agroalimentaire (terres souvent inutilisées) à une masse de minifundia minuscules, ne permettant à ceux qui les exploitent d'en vivre décemment. Cette distorsion rend la question agraire très délicate.

* Les origines du problème agraire brésilien.

Le "problème agraire" au Brésil remonte à loin. Dès leur arrivée, les Portugais accaparent les terres occupées jusque là par les populations indigènes. Ils contrôle une bande côtière de plus de 3000 km de longs sur 150 à 600 km de large. Ce vaste territoire est divisé en 15 zones horizontales données aux capitaines donataires, des nobles portugais venus tenter leur chance dans le nouveau monde. C'est le roi du Portugal qui leurs donne le droit d'exploiter ces terres en échange du paiement d'un impôt. Les capitaines donataires divisent à leur tour ces terres en d'immenses domaines, les sesmarias, confiées aux rares colons portugais qui les mettent en valeur grâce au travail forcé des indiens , puis des esclaves africains. Ces sesmarias sont à l'origine des latifundios, les immenses domaines agricoles de plusieurs dizaines, voire centaines de km² dévolus à la culture du café, de la canne à sucre ou à l'élevage.


L'abolition de l'esclavage entraîne leur remplacement par de petits paysans (souvent des esclaves affranchis) qui fournissent un travail gratuit pour le compte du propriétaire terrien. Leur statut les rapproche beaucoup des serfs au Moyen Age. Ils jouissent en effet d'une demi-liberté et risquent à tout moment l'expulsion des terres qu'ils occupent en cas de refus de la corvée ou de non-paiement des impôts (souvent une partie de la récolte). La corvée continue d'exister dans quelques parties du Nordeste. Ailleurs, le paiement d'un loyer exorbitant la remplace. Dans tout les cas, ce système cruel place les familles paysannes totalement démunies dans une situation de subordination à l'égard des grands feudataires.

Francisco Juliao anime une réunion en faveur de la réforme agraire (en 1964).

* Le développement des Ligues paysannes.

La situation se décante pourtant au cours des années 1950. Alors que le pays connaît une période de croissance économique exceptionnelle qui permet au sud du pays de se développer considérablement, le Nordeste semble, lui, rester hors du temps. Au fond, le sort des petits paysans ne diffère guère de celui de la période coloniale. Les grands propriétaires continuent d'exercer une autorité absolue sur les terres et les hommes qui la travaillent. En 1955 pourtant, de vastes mouvements paysans apparaissent. Des paysans de la plantation de canne à sucre Galileia (dans l'Etat du Pernambouc) s'organisent en coopérative agricole et aspirent à disposer de leur propre usine de sucre. Ils réclament en outre de pouvoir disposer d'un petit lopin de terre et de cercueils de bois pour enterrer dignement leurs morts (jusque là, les dépouilles des défunts étant jeté dans une fosse commune). Inquiets et irrités, les grands propriétaires locaux entrent rapidement en conflit avec eux et menacent de les expulser. Ils trouvent un défenseur en la personne de Francisco Juliao, un avocat socialiste. Les ligues paysannes voient ainsi le jour et essaiment rapidement dans tout le Nordeste. Le mouvement fait tâche d'huile et bénéficie du soutien des éléments progressistes de l'Eglise. Francisco Juliao lance une vaste campagne d'éducation en milieu rural et soutient la création de coopératives de crédits permettant aux paysans de s'affranchir de la tutelle pesante des propriétaires terriens.
Ainsi, les premières "ligues paysannes", à l'origine simples associations d'entraide, se renforcent et réclament désormais une juste répartition des terres.
A partir de 1961, Juliao envisage d'armer les paysans et de mener des opérations de guérilla à l'échelle nationale face au gouvernement Goulart jugé trop mou. Sous la pression des ligues, ce dernier promulgue en 1963 le "statut du travailleur rural", timide esquisse d'une réforme agraire. Les salariés agricoles obtiennent le droit à un salaire minimum versé en espèces et plus en bon d'achats dans le magasin du patron (ce qui plaçait de nombreux péons dans une situation de dépendances à l'égard du "patron"), le droit au repos hebdomadaires...

Francisco Juliao serre la main d'un des meneurs de la ligue paysanne de la plantation Galileia (1959).

Les grands propriétaires, inquiets, répriment férocement les ligues dont des dizaines de meneurs seront arrêtés, torturés et assassinés.
Les latifundiaires et la droite brésilienne, hantés par le spectre communiste, fomentent un coup d'état militaire qui renverse Goulart en mars 1964. La dictature militaire s'installe au pouvoir et s'empresse de suspendre les droits constitutionnels des opposants et notamment ceux de Juliao. Les ligues paysannes, interdites, disparaissent alors pour plus de vingt ans. Leurs principaux responsables doivent fuir pour échapper à la prison.
En publiant en 1964 -à la surprise générale- un statut de la terre, les militaires relancent l'espoir d'une réforme agraire. L'IBRA (Institut brésilien de réforme agraire) a alors pour mission de répertorier les régions de fortes tensions et de permettre d'installer des paysans sans terre dans les zones où dominait le latifundisme.

Manifestation d'une ligue paysanne en mars 1964 (Paraiba).

* Les années de dictature.

Dans les faits, la dictature militaire (1964- 1985) ne remet absolument pas en cause l'inégale répartition des terres car les latifundiaires lui apportent un soutien sans faille.
Face au mécontentement croissant, les autorités, abandonnant tout projet de réforme agraire, proposent aux paysans sans terre de partir à l'assaut des espaces vierges amazoniens de la région nord. Elles lancent donc la colonisation publique de l'Amazonie censée apportée une réponse au manque de terres. L'INCRA (Institut national de colonisation et de réforme agraire [laquelle ne verra pourtant jamais le jour]) pilote cette vaste campagne d'occupation des terres. Au cours des années 1970, d'immenses surfaces agricoles sont gagnées sur la forêt et le partage des terres se fait de manière égalitaire (100 ha par famille). Mais au bout de quelques années, à la faveur des regroupements fonciers et rachats, les grands domaines se constituent et contraignent les péons à l'exode rural.


* Le retour à la démocratie.

Le retour à la démocratie (1984) a fait renaître l'espoir d'une véritable réforme agraire. Les posseiros, les agriculteurs occupant une terre sans titre de propriété, ne parviennent pas à vivre des revenus de leurs minuscules exploitations et restent à la merci des grands propriétaires.
En 1985, Charles Vanhecke écrivait dans un article du Monde: "Le problème de la terre (...) provoque une véritable guerre dans les forêts et les savanes qui forment, dans l'ouest et le nord du Brésil, la "nouvelle frontière" du pays. "Une guerre non déclarée" qui oppose des millions de petits paysans aux grands exploitants et aux compagnies acharnées à les expulser. En trois ans, 236 paysans ont été assassinés, selon le Mouvement des sans-terre, proche de l'Eglise. Les fazendeiros font régner la terreur dans les campagnes avec leurs hommes de main. Ils bénéficient de la complicité de la police et des autorités locales, et profitent de la confusion qui règne dans le cadastre rural pour s'arroger des titres de propriété souvent falsifiés."


Logo du mouvement des travailleurs ruraux sans terre.

* Le Mouvement des paysans sans terre.

Plus au sud, dans l'Etat de Sao Paulo, les travailleurs saisonniers (les boias frias, les "bouffes froides" qui louent leur force de travail allant d'un champ à l'autre sans pouvoir réchauffer leurs gamelles) se révoltent fin 1984 et incendient les champs de canne à sucre. Réduits au chômage entre deux récoltes et payés avec un lance-pierre, ils tentent d'obtenir des contrats annuels.
Beaucoup rallient le "Mouvement des paysans sans terre" (MST).
Cette organisation naît officiellement en 1984. Mais l'origine du mouvement remonte à l'année 1979. A la suite de la construction d'un barrage, des paysans sans terre expulsés inaugurent la première occupation massive des terres, dans la fazenda Macali (Rio Grande do Sul). Ils bénéficient très vite du soutien d'une partie de l'Eglise brésilienne (la Commission Pastorale de la Terre en particulier) alors ralliée à la théologie de la libération. Les occupations de latifundia se multiplient dans les régions les plus attirantes et fertiles (dans le sud notamment). Le mouvement se compose de petits propriétaires sans titres (posseiros), de métayers, de salariés agricoles. Les formes de luttes sont diverses: marches pour alerter les autorités, création de campements et surtout occupation des grandes propriétés. Le MST soutient en outre la poursuite de la campagne de colonisation des terres expropriées ou publiques principalement en Amazonie, dans des régions peu attractives (les assentamentos).
Pour s'en protéger les grands propriétaires ont recours à des milices privées, les pistoleiros, qui n'hésitent pas à utiliser leurs armes.


Marche organisée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre.

* Mourir pour la terre.

Les structures agraires restent très inégalitaires ce qui ne manque pas de surprendre dans un pays immense où 5 % du territoire seulement est effectivement cultivé. Les tensions restent donc très fortes. Il y a chaque année des dizaines de morts dans des conflits fonciers (record absolu en 1990 avec 75 morts, mais encore 60 morts en 2003).
Un des plus connus de ces drames reste celui du massacre de Carajas. Le 17 avril 1996, dans le Nord du Brésil, près de la ville d'Eldorado de Carajas, juste au bord de la forêt amazonienne, la police militaire de l'Etat du Para charge des paysans membres du MST qui bloquaient une autoroute en réclamant la mise en œuvre d'une réforme agraire. Les tirs à balle réelle tuent 19 personnes. Jamais les responsables policiers ne seront réellement inquiétés.


L'espace agricole brésilien (cliquez sur la carte afin de l'agrandir).

* Des contrastes régionaux inouïs dans le Brésil de Lula.

Les petites exploitations (moins de 10ha) se concentrent dans le Nordeste et en Haute Amazonie, alors que les plus grandes exploitations (plus de 100 ha et la plupart du temps beaucoup plus) dominent dans le centre-ouest du pays, au Sud et dans la région Nord.

Les pratiques agricoles confortent encore l'acuité des contrastes régionaux. L'agriculture moderne du Sud et du Sudeste spécialisée dans la grande culture d'exportation s'oppose à l'agriculture vivrière pratiquée dans les micro-exploitations familiales du Nordeste dont les rendements restent très bas. Dans cette région de nombreux paysans occupent des terres sans titres de propriété ce qui engendre souvent des conflits meurtriers.
Nombre d'habitants du Nordeste émigrent vers l'Amazonie orientale ou migrent en quête d'un emploi dans le Sudeste, venant grossir les favelas de Rio ou de Sao Paulo.

Aujourd'hui, le problème foncier persiste. Dès son élection, en 2003, le Président brésilien Lula, s’attaque à cette question agraire en promettant des terres à des centaines de milliers de familles. Mais il revoit très vite son ambition à la baisse et quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus bénéficient de cette distribution. Le gouvernement se trouve dans une situation inconfortable partagé qu'il est entre sa sympathie pour les mouvements sociaux et sa prudence à l'égard des grands propriétaires, fers de lance d'un secteur agricole qui reste l'un des principaux secteurs des exportations brésiliennes. Plus que jamais la politique de colonisation reste donc à l'ordre du jour.


* "Funérailles d'un laboureur".




Alors au début de sa carrière, Chico Buarque compose le thème musical d'une pièce du poète João Cabral de Melo Neto. La chanson principale, Funeral de um lavrador, est une mélopée lente, tragique. Le poète y décrit l'enterrement d'un pauvre hère qui n’a pour tout bien que la fosse dans laquelle il repose sur les terres du grand propriétaire terrien. Les premières "ligues paysannes", à l'origine simples associations d'entraide se créer justement pour payer un cercueil et organiser des funérailles décentes aux misérables péons.






Chico Buarque: "Funeral de um lavrador". (1965)

Musique de Chico Buarque et paroles de João Cabral de Melo Neto - 1965

Esta cova em que estás com palmos medida
É a conta menor que tiraste em vida

É de bom tamanho nem largo nem fundo
É a parte que te cabe deste latifúndio

Não é cova grande, é cova medida
É a terra que querias ver dividida

É uma cova grande pra teu pouco defunto
Mas estarás mais ancho que estavas no mundo

É uma cova grande pra teu defunto parco
Porém mais que no mundo te sentirás largo

É uma cova grande pra tua carne pouca
Mas a terra dada, não se abre a boca
É a conta menor que tiraste em vida
É a parte que te cabe deste latifúndio
É a terra que querias ver dividida

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Enterrement paysan

Cette fosse où tu te trouves ne mesure que quelques empans,
elle est le seul bien que tu aies jamais eu dans ta vie.

Elle est de dimensions correctes, ni large, ni profonde ;
c'est la part de cette grande exploitation qui te revient.

Ce n'est pas une grande fosse, sa taille est bien calculée ;
c'est la terre que tu voulais voir partagée.

C'est une bien grande fosse pour toi, pauvre défunt ;
et tu y seras plus à l'aise que tu ne l'étais sur terre.

C'est une bien grande fosse pour toi, humble défunt ;
cependant tu t'y sentiras plus au large que sur terre.

C'est une bien grande fosse pour toi, pauvre mortel ;
mais à lopin donné, on ne regarde pas la bouche.
Elle est le seul bien que tu aies jamais eu dans ta vie.
C'est la part de cette grande exploitation qui te revient.
C'est la terre que tu voulais voir partagée.


Traduction trouvée sur ce site.

Sources:
- Les archives du Monde: "Brésil: pays des utopies", Le Monde 2, 20 août 2005.
- Hervé Théry: "le Brésil: changement de cap?", la documentation photographique n°8042, janvier-février 2005.
- Laurent Delcourt: "Le Brésil: du XVIème siècle à nos jours", Autrement junior, 2005.

Liens:
- Un dossier sur le Mouvement des sans terre (projet Terra).
- L'émission "Là bas si j'y suis" consacrée aux paysans sans terre.
- "Agriculture et développement en Amérique latine".
- "Autres Brésils".
- Index des traductions de chansons brésiliennes.
- "Brésil, la faim des terres".

samedi 5 juin 2010

Sur la platine: juin 2010.



1. Asa: "jailer".
Le blog de la talentueuse chanteuse nigériane.

2. Salif Keita: "Seydou".
Un morceau extrait du dernier album du chanteur malien.

3. The Gossip: "Love long distance".


4. Les loups noirs d'Haïti: "Jet biguine".
Chanson extraite d'une formidable compilation sortie sur le label Soundway. [ chronique du disque ici]

5. Feloche: "Dr John Gris John".
Le chanteur français Feloche revisite les sons bayou louisianais sur son album « La Vie Cajun ». Voici le fruit de sa rencontre avec l'immense Dr John…

6. Victor Démé: "Ma belle".
Un titre sous forte influence cubaine extrait du second album de Victor Démé.



7. João Gilberto: "Falsa Baiana" et 8. Chico Buarque: "Construçao".
Pour terminer: deux classiques brésiliens. Le deuxième titre, issu d'un album éponyme sorti en 1971, raconte la mort d’un ouvrier sur un chantier. Beaucoup y ont vu une allégorie de l’histoire du Brésil des années de dictature. Cet album, court, intense, propose une musique hypnotique absolument irrésistible.