jeudi 2 juillet 2009

174. Johnny Clegg: "Asimbonanga".

Comme nous l'avons vu dans l'article précédent ("Fire in Soweto"), toute tentative de remise en question de l'apartheid est combattue avec violence par le pouvoir blanc tout au long des années 1960 et 1970. Les leaders noirs comme Nelson Mandela dirigeant de l’ANC (African National Congress ) sont incarcérés,malmenés, voire tués (cf: l'article limpide de R. Tribouilloy sur Steve Biko). Les manifestations sont réprimées avec une brutalité meurtrière. Les manifestations étudiantes de 1976 se soldent ainsi par plus de 600 victimes. La répression est systématique et ne laisse que peu d'espoir.

Pourtant à partir des années 1980, le vent tourne et la démocratie tente de terrasser l'apartheid.
- Depuis 1975, les Etats voisins du Mozambique et de l'Angola se sont libérés du joug colonial portugais. Le Zimbabwe accède à l'indépendance en 1980. En exil, les leaders de l'ANC continuent d'ailleurs la lutte depuis ces pays.
- Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, le gouvernement sud-africain ne passe plus comme le dernier rempart contre le communisme en Afrique australe. Ses soutiens occidentaux l'abandonnent.
- L'embargo économique décrété par l'ONU se durcit fortement et contribue à l'asphyxie du pays qui avait pu jusque là vivre en relative autarcie. La situation économique est aggravée aussi par de grandes grèves menées par la COSATU, le syndicat des travailleurs noirs.
- Surtout, le régime de l'apartheid renvoie une image déplorable du pays et marginalise les sportifs et artistes du pays qui n'ont d'autre alternative que l'exil ou une carrière réduite à l'échelle nationale.
- Enfin, la révolte intérieure se généralise au milieu de la décennie, animée notamment par l'United Democratic Front (sorte de vitrine légale de l'ANC toujours interdit) et sa branche armée, "la lance de la nation". Cette dernière opère depuis des bases arrières implantées dans les pays limitrophes de l'Afrique du sud (Zambie, Angola...).
Tous ces éléments expliquent aussi que la campagne internationale en faveur de la libération de Mandela prenne une ampleur sans précédent.

La minorité blanche au pouvoir doit lâcher du lest. Des négociations secrètes s'ouvrent donc à l'initiative de Nelson Mandela (auquel s'associe Oliver Tambo, président de l'ANC en exil en Zambie). L'arrivée au pouvoir de Frederik De Klerk en 1989 accélère le processus de sortie de l'apartheid. Membre du parti national, cet Afrikaner entend engager les réformes indispensables. Il est alors mis sous pression par la poussée électorale de l'extrême droite qui recueille 30% des voix. Par la déclaration de Harare, l'ANC se dit prêt à négocier sous condition: levée de l'état d'urgence, libération des prisonniers politiques, légalisation des organisations dissoutes, suspension de la peine de mort.

Après 26 ans d'incarcération, Mandela est libéré le 11 février 1990. L'année 1991 voit l'abrogation de la plupart des lois de l'apartheid. Pour autant, le plus dur reste à faire. La minorité blanche n'entend pas se dessaisir du pouvoir à n'importe quel prix. La transition démocratique s'opère dans un climat de grandes violences politiques. Les ultanationalistes blancs, favorables au maintien de l'apartheid, multiplient les attentats. L'Inkhata, une organisation zulu, milite pour une restauration monarchique dans le bantoustan du Kwazulu. Elle enclenche un cycle de violences avec les partisans de l'ANC. Ces derniers récusent toute forme de séparatisme et restent attachés à une vision unitaire de la future nation. Le pays est au bord de l'explosion, l'état d'urgence est réinstauré. Malgré tout, ces violences n'enrayent pas le processus de négociation en cours. Un compromis est trouvé et permet l'adoption d'une constitution intérimaire en décembre 1993. Ainsi, les membres du gouvernement sortant restent associés à la gestion des affaires pendant 2 ans à partir des élections. Il convient en effet de ménager les Blancs qui détiennent toujours le pouvoir économique.

Lors des premières élections libres et multiraciales d'avril 1994, l'ANC rassemble 63% des suffrages. Le 10 avril 1994, Nelson Mandela devient le premier président noir du pays. Il choisit aussitôt deux vice-présidents, Thabo Mbeki, issu de son parti, et Frederik De Klerk, issu de la minorité blanche et précédent chef du gouvernement. Enfin, il nomme un gouvernement d'union nationale.

Frederik De Klerk et Nelson Mandela.Tous deux reçoivent le prix Nobel de la paix en 1993.

Forcément, 50 ans d'un régime aussi terrifiant que celui de l'apartheid laisse des traces profondes dans les esprits, aussi la Commission vérité et réconciliation présidée par l'archevêque anglican Desmond Tutu en 1996-1997 a pour mission de faire la lumière sur les crimes de l'apartheid.

Conclusion:

Il est assez remarquable de constater qu'après un demi-siècle d'apartheid, régime au combien brutal et destructeur, l'Afrique du sud a réussi sa transition démocratique. Certes, tout n'est pas rose dans la "nation arc-en-ciel". Le pays est ravagé par une insécurité endémique, des inégalités sociales énormes subsistent, des problèmes sanitaires majeurs liés notamment au sida frappent la société sud-africaine. Pour autant, le pays bénéficie d'une certaine stabilité et n'a pas sombré dans le chaos comme tant d'observateurs le redoutaient. On doit incontestablement cet état de fait à la personnalité exceptionnelle de Mandela.

Fr. X. Fauvelle-Aymar (voir sources) rappelle à ce propos:
"Il faut dire (...) ce que ce tour de force doit à la personnalité et à la vision politique de Nelson Mandela, héros de la lutte des Noirs contre l'apartheid durant un quart de siècle, et qui sut acquérir dans les années 1990, auprès de ses concitoyens blancs, une popularité due en partie à sa rhétorique consensuelle et à son action volontariste dans un registre symbolique et identitaire auquel les Afrikaans étaient particulièrement sensibles [...].
De même, le "geste" politique consistant à ne pas briguer de second mandat en 1999 permit à la figure inentamée du père de la nation de conserver un prestige moral sans égal, à l'heure où les chefs d'Etat de certains pays africains avaient sans discontinuer présidé aux destinées de leur pays depuis les années 1970."

L'apartheid a des répercussions immenses sur la vie quotidienne. Les musiciens et chanteurs furent, comme les autres, victimes de cette politique ségrégationniste. Les musiques jouées par des Noirs furent boudées par les grands médias nationaux. La censure prive aussi de nombreux chanteurs d'une notoriété pourtant méritée. Des circuits commerciaux séparés tentèrent aussi de cloisonner "musiques blanches" et "musiques noires". Pour autant, quelques chanteurs se firent d'inlassables dénonciateurs du régime oppressif.



Johnny Clegg a su exprimer et accompagner les changements majeurs de son pays. Six mois après sa naissance près de Manchester, l'enfant est confié à ses grands parents maternels en Rodhésie. C'est le nouveau mari de sa mère qui lui transmet sa passion des cultures africaines.

Ci-dessus une chanson de Renaud en hommage à Johnny Clegg.

Il fréquente bientôt les ghettos noirs et se lie d'amitié avec un balayeur zoulou, Charlie Mzila, danseur et guitariste qui l'initie à la culture des "hostels", où le régime blanc parque les noirs. Avec son alter ego musical, Sipho Mchunu, il fonde le groupe Juluka (sueur en zoulou) composé de trois blancs et trois noirs, et devient le promoteur de la culture zouloue. De 1979 à 1985, leurs sept albums remportent un immense succès, malgré la censure qui les prive de diffusion en radio. Leur style mélange musique pop-rock et musique zouloue traditionnelle.

En 1986, Johnny Clegg fonde le groupe Savuka ("nous nous sommes levés") qui rencontre un succès international, notamment en France, grâce au titre "Asibonanga", un titre hommage à Nelson Mandela, véritable hymne de la génération anti-apartheid.
La chanson se voit immédiatement interdite d’antenne dans son pays. Peine perdue. Asimbonanga devient l’hymne de la résistance portée à l’échelle internationale. Condamné à la prison à vie en 1964, le nom de Nelson Mandela doit être oublié. "Nous ne l'avons pas vu" (traduction littérale d'Asimbonanga ), dit le refrain en zoulou. Dans l'un des couplets, écrits, eux, en anglais, Clegg évoque Steve Biko, Victoria Mxgengen, Neil Agget, des militants de la lutte anti-apartheid assassinés.


Patrick Labesse, dans un article du Monde (voir lien) écrit:
"Johnny Clegg reprend une phrase tirée d'une œuvre de John Donne
, poète et prédicateur anglais (1573-1631). "We are all islands" (nous sommes tous des îles), tous unis, car liés les uns aux autres par une même eau. Une mer que l'on va traverser un jour pour se retrouver, prédit le chanteur qui rêve d'un silence enfin brisé ("Broken silence is what I dream")."


L’album du « zoulou blanc » s’est vendu à plus deux millions d’exemplaires dans le monde entier. En mars 1990, un mois après la libération du "plus vieux prisonnier d'Afrique du sud", il se produit sept soirs de suite dans un Zénith comble.

"Asimbonanga" Johnny Clegg (1986).

Asimbonanga / Asimbonang'u Madela thina / Laph'ekhona / Laph'ehleli khana

Nous ne l'avons pas vu / Nous n'avons pas vu Mandela / à l'endroit où il est / à l'endroit où on le retient prisonnier
 
Oh the sea is cold and the sky is grey / Look accross the island into the bay / We are all islands till comes the day / We cross the burning water
 
Oh la mer est froide et le ciel est gris / Regardes de l'autre côté de l'île dans la baie / Nous sommes tous des îles jusqu'à ce qu'arrive le jour / Où nous traverserons la mer des flammes

A seagull wings across the sea / Broken silence is what i dream /Who has the words to close the distance / Between you and me ?

Un goéland s'envole de l'autre côté de la mer / Je rêve que se brise le silence / Qui a les mots pour faire tomber la distance / entre toi et moi ?
 
Steve Biko, Victoria Mxenge, Neil Aggett / Asimbonanga / Asimbonang' umfowethu thina (Asimbonang' umtathiwethu thina) / Laph'ekhona / Laph'wafela khona
 
Steve Biko, Victoria Mxenge Neil Aggett / Nous ne l’avons pas vu / Nous n’avons pas vu notre frère / Là où il est / Là où il est mort

Hey wena, hey wena / Hey wena nawe / Siyofika nini la'siyakhana

Hé toi, hé toi / Hé toi, et toi aussi / Quand arriverons-nous à notre vraie destination ?

Sources:
- L'Histoire n° 306
. Fr. X. Fauvelle-Aymar: "Et l'Afrique du sud inventa l'Apartheid", février 2006.
- E. Melmoux et D. Mitzinmacker: "Dictionnaire d'histoire contemporaine", Nathan, 2008.
- L'Afrique enchantée: "l'Afrique du sud: on dit quoi?".- Bernard Droz: "Histoire de la décolonisation", Point, Le Seuil.

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