dimanche 7 septembre 2008

83. Boris Vian "La java des bombes atomiques"




Julien Blottière nous a déjà parlé ici de Boris Vian au travers de sa "complainte du progrès" , tout comme Jean-Christophe Diedrich nous présente plus en détail le personnage sur son blog notamment au travers de sa chanson "j’suis snob".




Continuons à explorer un peu l’œuvre de ce musicien poète et humoriste qui sait comme personne retranscrire les tourments de son époque. Au début des années 50, le monde en pleine guerre froide est dans l’angoisse d’une guerre atomique (on ne dit pas encore nucléaire a ce moment là). Tout le monde craint l’usage de LA bombe alors que la tension entre les deux blocs est à son maximum.

D’autant qu’au début des années 50 les Etats-Unis et l’Union Soviétiques seuls détenteurs de cette technologie ont franchi un pas supplémentaire, passant de la bombe A (atomique) ou bombe à fission, le modèle qui avait rasé Hiroshima et Nagasaki, à la bombe H, bombe à hydrogène pour les intimes, appelée aussi bombe à fusion ou thermonucléaire, 1000 fois plus puissante que sa grande sœur.

En 1950, à l’initiative du "Mouvement pour la paix" soutenu par les communistes et de Frédéric Joliot-Curie, célèbre savant atomiste, est lancé un vaste mouvement de pétition pour l’interdiction de l’utilisation de l’arme nucléaire qui recueille les signatures de 150 millions de personnes dans le monde dont 3 millions en France dont Picasso, Aragon, Chagall, Simone Signoret, Yves Montant ou encore les tout jeunes et encore inconnus Jacques Chirac et Lionel Jospin. C’est "l’appel de Stockholm".


L'affiche du Mouvement pour la paix dessinée par Picasso


« APPEL
Nous exigeons l'interdiction absolue de l'arme atomique, arme d'épouvante et d'extermination massive des populations.
Nous exigeons l'établissement d'un rigoureux contrôle international pour assurer l'application de cette mesure d'interdiction.
Nous considérons que le gouvernement qui, le premier, utiliserait, contre n'importe quel pays, l'arme atomique, commettrait un crime contre l'humanité et serait à traiter comme criminel de guerre.
Nous appelons tous les hommes de bonne volonté dans le monde à signer cet appel.
Stockholm, 19 mars 1950.
»


En réaction à cet appel derrière laquelle ils voient la main du Kominform, c'est-à-dire la propagande de Moscou qui sait que l'URSS est en retard technologiquement sur les américains dans la course nucléaire, les partisans du bloc occidental réagissent par une campagne d’affiches sur le thème l’arme atomique meilleur rempart contre la menace communiste. C’est ainsi qu'en France des hommes politiques de centre droit menés par Jean-Paul David créent "Paix et Liberté", association qui milite pour l’alliance avec les Etats-Unis (qui les finance au passage) et mène des campagnes anti-communistes très actives.


La colombe de la paix de Picasso vue par "Paix et liberté"


C’est donc dans cette ambiance qu'en 1955, Vian, pilier des cabarets parisiens et anarchiste déclaré compose sa nouvelle chansonnette, réactualisant sur fond de java le bon vieux thème du savant excentrique pour en faire un joyeux concepteur de bombe atomique.


Mon oncle un fameux bricoleur
Faisait en amateur
Des bombes atomiques
Sans avoir jamais rien appris
C'était un vrai génie
Question travaux pratiques
Il s'enfermait tout' la journée
Au fond d'son atelier
Pour fair' des expériences
Et le soir il rentrait chez nous
Et nous mettait en trans'
En nous racontant tout

Pour fabriquer une bombe " A "
Mes enfants croyez-moi
C'est vraiment de la tarte
La question du détonateur
S'résout en un quart d'heur'
C'est de cell's qu'on écarte
En c'qui concerne la bombe " H "
C'est pas beaucoup plus vach'
Mais un' chos' me tourmente
C'est qu'cell's de ma fabrication
N'ont qu'un rayon d'action
De trois mètres cinquante
Y a quéqu'chos' qui cloch' là-d'dans
J'y retourne immédiat'ment

Il a bossé pendant des jours
Tâchant avec amour
D'améliorer l'modèle
Quand il déjeunait avec nous
Il avalait d'un coup
Sa soupe au vermicelle
On voyait à son air féroce
Qu'il tombait sur un os
Mais on n'osait rien dire
Et pis un soir pendant l'repas
V'là tonton qui soupir'
Et qui s'écrie comm' ça

A mesur' que je deviens vieux
Je m'en aperçois mieux
J'ai le cerveau qui flanche
Soyons sérieux disons le mot
C'est même plus un cerveau
C'est comm' de la sauce blanche
Voilà des mois et des années
Que j'essaye d'augmenter
La portée de ma bombe
Et je n'me suis pas rendu compt'
Que la seul' chos' qui compt'
C'est l'endroit où s'qu'ell' tombe
Y a quéqu'chose qui cloch' là-d'dans,
J'y retourne immédiat'ment

Sachant proche le résultat
Tous les grands chefs d'Etat
Lui ont rendu visite
Il les reçut et s'excusa
De ce que sa cagna
Etait aussi petite
Mais sitôt qu'ils sont tous entrés
Il les a enfermés
En disant soyez sages
Et, quand la bombe a explosé
De tous ces personnages
Il n'en est rien resté

Tonton devant ce résultat
Ne se dégonfla pas
Et joua les andouilles
Au Tribunal on l'a traîné
Et devant les jurés
Le voilà qui bafouille
Messieurs c'est un hasard affreux
Mais je jur' devant Dieu
En mon âme et conscience
Qu'en détruisant tous ces tordus
Je suis bien convaincu
D'avoir servi la France
On était dans l'embarras
Alors on l'condamna
Et puis on l'amnistia
Et l'pays reconnaissant
L'élu immédiat'ment
Chef du gouvernement

Pied de nez à la peur nucléaire comme aux institutions cette chanson est publiée en première page du Canard Enchaîné du 15 juin 1955. Dans le même temps alors qu’il est un de ceux qui dans les années 50 ont popularisé le jazz et introduit le rock’n’roll en France il n’hésite pas à ressusciter la java au rythme syncopé pour la moderniser.



Ecrivain, chanteur, compositeur, chansonnier, traducteur, pataphysicien, Boris Vian vit vite, multiplie les chansons et les provocations qui lui laisse plus d’un ennemi. Brûlant la vie par les deux bouts, interdit de concert dans certaines salles à cause de sa chanson "le déserteur", véritable manifeste à l’insoumission en pleine guerre d’Indochine, poursuivi par les huissiers, il meurt brutalement à 39 ans en 1959.

Cette chanson comme beaucoup d’autres parmi les 450 qu’a écrit Vian deviendra rapidement un classique et sera reprise par de nombreux artistes dont Serge Reggiani, les Charlots ou Sanseverino

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